« Il n’y a pas de liberté sans Etat, et je crois à la nécessité d’un Etat capable d’imposer l’intérêt général »
Interview réalisée en janvier 2011 mais toujours d'actualité.
Gaulliste affirmé très proche de Jacques Chirac, Jean-Louis Debré a toujours eu un vrai sens de l’Etat dans ses différentes fonctions, Ministre de l’Intérieur, Président de l’Assemblée Nationale et aujourd’hui du Conseil Constitutionnel. A 66 ans, il est à la tête de cette cour suprême dont on parle de plus en plus, et qu’il nous fait découvrir par le menu.
Pouvez-vous nous expliquer l’évolution du Conseil Constitutionnel dont le rôle et le pouvoir se sont considérablement étendus ?
Jean-Louis Debré - Apparu en 1958 avec la constitution de la Ve République, le Conseil Constitutionnel (CC) s’est imposé peu à peu dans l’architecture institutionnelle. Au départ, il avait pour mission de veiller au bon fonctionnement du régime parlementaire et statuer sur le contentieux des différentes élections. Progressivement, il a affirmé un contrôle de la constitutionnalité des lois et l’on a ouvert sa saisine, initialement réservée au Président de la République, au Premier Ministre et aux présidents des assemblées, en 1974 aux députés et sénateurs, puis en mars 2010 aux citoyens. Aujourd’hui le CC examine les lois soit avant leur promulgation, quand il est saisi par les autorités politiques, soit à l’occasion d’un procès civil, pénal, commercial, lorsqu’un citoyen demande que l’on vérifie si la loi qu’on lui oppose est toujours constitutionnelle. Le rôle du CC est d’examiner que les lois nouvelles ou anciennes ne portent pas atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution. Il peut alors confirmer une loi, l’annuler ou mettre des réserves d’applications. Il y a désormais 3 cours suprêmes : La Cour de Cassation, le Conseil d’Etat et le Conseil Constitutionnel.
Comment s’organise le CC ?
J.-L.D. - Nous sommes une petite administration avec 60 personnes qui travaillent dans cette maison, tous personnels confondus. Le CC est composé de 9 membres désignés pour 9 ans, 3 par le Président de la République, 3 par le président de l’Assemblée Nationale et 3 par le président du Sénat, plus les anciens Présidents de la République. Depuis la réforme constitutionnelle, le rythme de travail est passé d’une séance tous les 10 jours à pratiquement tous les matins, de ce fait Jacques Chirac et Valery Giscard d’Estaing ne peuvent pas toujours être présents. D’autant que j’ai institué la règle d’assister aux audiences de plaidoirie pour venir aux délibérés.
Depuis quand ce nouveau droit donné aux citoyens de saisir le CC est-il effectif et qu’a t’il changé ?
J.-L.D. - La réforme s’applique depuis mars 2010, nous avons été saisis de 100 questions prioritaires de constitutionnalité (QPC) et avons annulé 30% des lois. Tout citoyen peut saisir le CC à condition que ce soit dans le cadre d’une instance juridictionnelle. Le recours est d’abord examiné par la Cour de cassation ou le Conseil d’Etat pour être sûr qu’il est sérieux et conditionne le fond du débat, puis il est soumis au CC. Les décisions que nous rendons doivent être d’une parfaite transparence, les citoyens peuvent désormais assister aux audiences soit au siège du CC soit sur notre site Internet, qui reçoit 1 million de visiteurs chaque année. Je fais très attention que le CC n’apparaisse pas comme l’expression du gouvernement des juges, notre mission n’est pas de réécrire la loi mais de gommer ce qui nous apparaît contraire à l’ordre républicain. Notre instrument le plus utile est la gomme et non pas le crayon. Lorsque l’on change la jurisprudence, il ne faut pas ajouter une instabilité juridique. La législation ne doit pas changer au gré des modes ou des circonstances. Nous nous devons d’être le point fixe de l’Etat, et ne jamais donner raison à un clan contre un autre.
Quelles sont les principales décisions du CC faisant suite à des QPC ou des saisines parlementaires depuis votre entrée en fonction ?
J.-L.D. - Parmi les décisions significatives que nous avons prises, il y a celle concernant les pensions de retraite des anciens militaires ayant servi la France, où il existait une distorsion entre la pension d’un français et celle d’un étranger. Nous avons annulé la procédure de garde à vue, considérant que les droits de la défense n’étaient pas respectés. De même, la rétention douanière qui permettait de mettre en garde à vue quelqu’un durant 24h sans faire attention là aussi aux droits de la défense. Nous avons également annulé l’hospitalisation sans consentement, 75 000 personnes chaque année en sont l’objet dans une procédure sans garanties suffisantes. Nous avons supprimé les tribunaux maritimes datant de Colbert, qui allaient contre un principe du droit français.
Par ailleurs, dans le cadre de la saisine parlementaire, nous avons annulé la taxe carbone au motif qu’il n’y avait pas d’égalité des citoyens dans les charges publiques. Une partie de la loi Hadopi 1, au motif que la liberté d’expression n’était pas suffisamment garantie sans sanction possible. Egalement la rétention de sûreté au nom de la non rétroactivité des peines.
Après toutes ces hautes fonctions exercées, comment pourrait-on définir la patte Jean-Louis Debré ?
J.-L.D. - J’ai en moi l’héritage de mon père Michel Debré, qui m’a transmis le sens de l’Etat. Il n’y a pas de liberté sans état, et je crois à la nécessité d’un état capable d’imposer l’intérêt général. Lorsque j’ai été Ministre de l’Intérieur, j’étais au cœur du fonctionnement de l’Etat, d’autant que c’était au moment des attentats terroristes avec une tension permanente pour essayer de les empêcher. Puis en étant Président de l’Assemblée Nationale, je n’ai jamais pris parti pour un côté de l’hémicycle par rapport à l’autre, ni en votant un texte ni en favorisant le droit de parole. Pour moi, que vous soyez de la majorité ou de l’opposition, vous êtes avant tout un député de la Nation et vous avez les mêmes droits. J’ai d’ailleurs été ému lorsque j’ai quitté mes fonctions, c’était la première fois dans l’histoire de la République que cela arrivait, quand l’ensemble des députés s’est levé pour m’applaudir et me remercier. De même aujourd’hui au CC, je continue à me situer dans la tradition gaulliste de rassemblement. L’Etat n’appartient à personne, il n’est pas la chose d’un clan politique.
En 1995, vous disiez que si la presse arrêtait de parler des attentats, il n’y en aurait plus, aujourd’hui Brice Hortefeux continue dans cette voie avec les voitures brûlées, comment voyez-vous le rôle de la presse ?
J.-L.D. - La liberté de la presse est essentielle pour la respiration d’une démocratie, mais nous sommes entrés dans un monde hyper médiatisé. Un événement peut entraîner par sa médiatisation des effets néfastes. On est vis-à-vis du terrorisme et des trafiquants de drogue, dans une guerre très difficile, et il ne faut pas oublier la responsabilité des journalistes à l’égard de la société. Je suis opposé à toute censure, mais face à un certain nombre de phénomènes d’entraînement, chacun doit avoir le sens des conséquences de ce qu’il écrit ou ce qu’il dit.
Comment construisez-vous vos romans ?
J.-L.D. - Je n’ai pas suffisamment de talent pour tout inventer, par conséquent je suis observateur de la vie politique et de la lutte acharnée pour le pouvoir depuis ma plus jeune enfance. Avec l’effondrement des idéologies et la médiatisation de la vie politique, on assiste aujourd’hui davantage à un combat de clans, voire de personnes, et à un spectacle où on donne l’impression, on sème une image. En politique, on rencontre très peu d’originaux et beaucoup de copies, j’ai toujours été amusé par ces personnages qui voudraient et parfois se croient être des originaux, mais qui n’en n’ont ni le talent ni l’intelligence. Tout cela inspire mes romans, dans lesquels j’essaie de dire deux choses : La première est que l’histoire politique montre qu’il y a un ménage à 3 qui fonctionne mal entre la justice, la police et la politique. La seconde est que parfois lorsqu’un fait divers croise l’itinéraire d’un homme politique, cela devient une affaire d’Etat alors que ça devrait rester un fait divers.
Pourquoi écrivez-vous autant ?
J.-L.D. - L’écriture est un complément à l’action politique. Dans les fonctions que j’ai exercées, on est toujours dans l’immédiat, dans la parole, dans la réponse instantanée. Il faut à un moment fixer son raisonnement, structurer sa pensée et prendre du recul sur les événements, l’écriture permet tout cela. Les romans m’apportent la liberté et les essais historiques me permettent de m’instruire, de découvrir, en rendant hommage aux hommes et femmes connus ou moins connus qui ont fait la République et ce que nous sommes aujourd’hui. Jusqu’à la veille de ma mort j’essaierai toujours d’apprendre.