Leurs enfants après eux
Ce formidable roman social et politique, sur des adolescents désœuvrés qui grandissent dans une région sinistrée de l'Est de la France, lauréat bien mérité du Prix Goncourt, est seulement le deuxième écrit de Nicolas Mathieu, après le très noir et puissant "Aux animaux la guerre" en 2014. Cet écrivain de 40 ans s'est longtemps cherché avant de trouver son style, son univers : évoquer cette France périphérique ravagée par le libéralisme dans les années 1990, une classe ouvrière au chômage, une vallée désindustrialisée et une jeune génération qui reçoit cette sinistrose en héritage. Nicolas Mathieu a connu tout cela, originaire d’Épinal avec un père électromécanicien, il a grandi dans cet environnement et par la suite certaines expériences professionnelles l'ont conduit à transcrire des réunions dans lesquelles étaient décidés des plans sociaux. Hyper réaliste, son style empreint d'une énergie et d'une rage fascinantes trouve les mots justes pour décrire le bouillonnement de l'adolescence, le désir sexuel, l'ennui, les rêves, les frustrations, mais aussi pour démolir ce mythe de l'égalité des chances que l'on veut nous vendre. Remarquablement bien écrit, ce roman, parfois cru ou brutal, résonne très juste à l'heure des gilets jaunes, mais au-delà de son extraordinaire portée sociale, il est avant tout un roman d'apprentissage assez cruel, qui nous bouleverse par la force d'incarnation que la langue de Nicolas Mathieu donne à ses personnages et à cette chronique adolescente que l'on suit avidement sans en perdre une miette.
La favorite
On est loin ici du film en costumes avec reconstitution historique sage et guindée. Il faut dire qu'à la baguette officie le cinéaste d'origine grecque Yorgos Lanthimos, qui vit en Angleterre depuis plusieurs années, dont on ne sait jamais où son goût pour l'irrévérence, la satire, le grotesque et la noirceur va nous mener. S'inspirant librement de faits réels, il nous plonge à la cour d'Anne, reine de Grande Bretagne au début du XVIIIe siècle, où derrière la truculence de son propos il dissèque l'âme humaine dans toutes ses bassesses en jouant souvent entre la drôlerie, le pathétique et le poignant de situations qu'il filme sans éclairage artificiel avec maestria. La réussite de cette cruelle partie de dames, certainement son meilleur film, est aussi due aux trois grandes comédiennes qui interprètent remarquablement la reine et ses deux favorites. En premier lieu, Olivia Colman, dont on avait déjà apprécié le talent dans la série anglaise Broadchurch, a remporté l'Oscar, le Golden globe, le Bafta et le Prix d'interprétation à la Mostra de Venise, et c'est amplement mérité. Quant à Emma Stone et Rachel Weisz, elles sont aussi belles qu'envoûtantes tant leur jeu d'une efficacité redoutable est tranchant et précis. Histoire d'amours, de trahisons, de manipulations, ce film d'une audace folle montre le ridicule des luttes de pouvoir avec un humour cruel qui fait ressortir les vanités humaines et les dégâts qu'elles provoquent.
Les éternels
A 48 ans, Jia Zhang-Ke est sans doute l'un des plus grands cinéastes chinois. Depuis une vingtaine d'années, ses films mettent en lumière les profondes métamorphoses de son pays avec les conséquences parfois désastreuses qu'induit cette marche forcée vers un libéralisme sauvage. Outre cette formidable plongée dans la Chine profonde loin des grandes villes, dont on parle très peu aux actualités et que le cinéma n'explore pas assez, ce film noir fascinant qui démarre en 2001 pour se finir de nos jours est aussi un magnifique portrait de femme dans un monde d'hommes et de violences. Remarquablement incarnée par la muse et épouse du cinéaste, héroïne de huit de ses films, Zhao Tao, cette femme amoureuse impressionne par sa fidélité, sa loyauté, sa droiture face à un homme qui n'est pas à la hauteur. Trois parties distinctes structurent le film, la première colorée et survoltée correspond au règne des héros sur ce petit monde de la pègre locale, puis viennent des teintes délavées et une ambiance mélancolique voire sinistre avant de finir dans une atmosphère plus sombre dans tous les sens du terme. La fluidité des ellipses, la beauté des cadrages contribuent à faire de ce film, qui change de style et de rythme en cours de route avec maestria, une œuvre à la fois romantique, romanesque, sociale, foncièrement noire et profondément marquante.