L'émouvant portrait d'une femme admirable
Ce magnifique documentaire délicat et tout en intelligence rend hommage à l’engagement sans faille d’une cadre infirmière, sur le point de raccrocher la blouse après quarante ans d’hôpital public. Il est signé Sébastien Lifshitz, l'un des plus grands documentaristes actuels, dont on avait adoré Petite fille en 2020 et également lauréat de deux Césars du meilleur documentaire pour Les invisibles et Adolescentes. Fidèle à sa tradition de grand portraitiste au long cours, Sébastien Lifshitz a filmé durant deux ans Madame Hofman, qu'il rencontre à un moment de bascule, de dérèglement aussi bien intime que collectif. Nous sommes au début du Covid, et cette femme admirable se rapproche de sa retraite, son corps lui fait mal, ses oreilles n’entendent plus très bien les bruits alentour et elle vit sous la menace d’une maladie génétique héréditaire. Avec et à travers elle, c’est à une vision plus globale de la France, avec son hôpital malmené, ses bas salaires, la pénibilité au travail non reconnue, l’épuisement généralisé du corps médical, symptômes d’une République ayant réduit les acquis sociaux à peau de chagrin, que nous convie Madame Hofmann. Si le cinéaste dépeint, par l’intermédiaire de Sylvie Hofmann, l’hôpital en crise, en manque de tout, de matériel et de soignants, c’est moins pour en chroniquer le chaos que pour honorer l’intelligence humaine qui lui fait face. Une vaste idée qui, chez Sébastien Lifshitz, semble prendre tout son sens, atteindre sa plus haute forme d’incarnation tant ses films portent en eux cet indicible supplément d’âme et procurent le sentiment d’une plénitude revivifiante et consolatrice. Avec un sens du découpage extrêmement précis et délicat, le réalisateur déplie chaque situation, scène après scène, comme on décollerait la très fine surface d’une compresse sur une peau à vif. Ne pas les survoler, ni les hiérarchiser, c’est ne jamais minimiser la peine, la complexité, c’est aussi et surtout s’accorder à l’unisson, à l’engagement sans faille mais douloureux et contaminant, de son sublime personnage au charisme lumineux. La filmer elle plutôt qu’une autre, c’est faire état d’une fatigue généralisée face à la violence d’État. C’est aussi rendre compte d’un investissement typiquement féminin pour ces métiers de la santé en hôpital, et d’une génération davantage prête au sacrifice que la suivante qui, elle, s’en protège. C’est enfin documenter un savoir, une expertise et la mélancolie de cette femme qui n’a pas pu se reposer, n’a pas vu le temps passer. Quelle plus juste réparation que d’offrir à la mélancolie l’éternité d’un film, qui est aussi un bel hommage à tous les soignants. La caméra de Sébastien Lifshitz, intime et précise sans jamais sembler intrusive, ne quitte pas le corps fatigué de son personnage, que ce soit dans sa jovialité communicative, son sérieux au travail ou dans ses moments de doute. C’est parce qu’il n’a jamais la prétention d’étendre ce point de vue qu’il réussit justement à faire de Sylvie Hofmann le symptôme de tout un système en crise. Le cinéaste ne se prive pas de rappeler la digne mission de l’hôpital public et comment celle-ci est de plus en plus menacée par une conception néolibérale, qui favorise le secteur privé, où les intérimaires médecins sont payés des sommes astronomiques et les infirmières trois fois plus que dans le public. Tout cela, on l’a entendu mille fois, sans jamais le comprendre aussi bien qu’ici. L'acuité du regard de Sébastien Lifshitz, son humanité et le naturel désarmant de son approche lui permettent de capturer des instants de vie, comme dans ses autres films, toujours aussi précieux. La force des documentaires, quand ils sont réussis, est de donner cette impression d’intimité et de proximité avec les personnes filmées, en créant un lien imaginaire. Nous ne sommes pas prêt d'oublier Madame Hofmann, qui mériterait la Légion d'honneur bien plus que les autres abrutis qui l'on reçue récemment.