Sibyl
On avait beaucoup aimé le précédent film de Justine Triet, "Victoria", dont le personnage principal était déjà merveilleusement interprété par Virginie Efira, avocate extravagante et dépressive à la fois. De cette comédie existentielle où un burlesque irrésistible jaillissait ça et là, il en reste des bribes dans "Sibyl", notamment dans la séquence d'ouverture, mais la cinéaste de 40 ans dont c'est le troisième long-métrage nous propose ici une tonalité plus sombre, et cela fonctionne tout autant. Elle obtient de ses comédiens une intensité de jeu, une justesse remarquable quelles que soient les situations, qu'elle capte sans en perdre une miette dans de très beaux plans qui s'enchaînent à l'intérieur d'une narration déstructurée qui nous fascine. Virginie Efira est une nouvelle fois éblouissante de talent et de beauté, du rire aux larmes elle s'empare à bras le corps de ce personnage de psychanalyste, pour en livrer une interprétation toute en nuances qui laisse entrevoir des failles et des tourments refoulés qu'elle contrôlera de moins en moins au fil de l'intrigue. Adèle Exarchopoulos, Laure Calamy, Gaspard Ulliel, Niels Schneider ne sont pas en reste et contribuent pleinement à ce que l'alchimie prenne pour nous embarquer dans cette histoire qui mêle habilement passé et présent pour sonder les âmes. Qu'il est bon de voir un film dont on ne sait pas à l'avance ce qui va se passer, qui nous déstabilise comme le sont les personnages souvent ambivalents de "Sibyl", tout en nous passionnant pour ce troublant théâtre de manipulation qui nous entraîne d'un cabinet de psychanalyste à un tournage à Stromboli avec toujours ce petit grain de folie qui caractérise cette cinéaste si talentueuse.
Le chant de la forêt
Le cinéma a le pouvoir de nous emmener parfois dans des contrées inconnues à la découvertes de peuples qui vivent à un tout autre rythme que le nôtre en perpétuant des traditions et croyances d'un autre temps. C'est le cas de ce très beau film, tourné avec une caméra 16mm dans le Nord du Brésil auprès des indiens Krahô, qui relève autant d'une fable que d'un documentaire anthropologique. Ce monde en voie de disparition, dont les tribus sont menacées par une déforestation massive et une agriculture intensive qui ravage notamment la savane du Cerrado où vivent les indiens Krahô, va malheureusement disparaître encore plus vite avec l'élection de Bolsonaro. Coréalisée par un portugais et une brésilienne qui se sont immergés dans le village durant neuf mois, cette fiction d'une grande poésie se coule au rythme de la vie des indiens, même si un moment l'un d'eux part à la ville pour tenter d'échapper à son destin de chaman, mais le décalage avec ce monde urbain est pour le moins brutal. En plus de nous envoûter, ce film, qui est un magnifique hommage à tous ces peuples qui essaient de survivre dans ce monde fou, nous invite à observer et apprendre de ces indiens pour revenir à une vie bien plus en harmonie et en respect avec la nature.
Douleur et gloire
Le Festival de Cannes va-t-il enfin attribuer sa Palme d'or à Pedro Almodovar ? On se demande encore comment "Tout sur ma mère" "Volver" ou "Julieta" ne l'ont pas obtenue ! Pour sa sixième participation en compétition officielle, le génial cinéaste espagnol de 69 ans pourrait bien cette fois-ci décrocher la mise tant son nouveau film est une totale réussite. Sans complaisance ni narcissisme, Almodovar se raconte dans un subtil mélange d'autobiographie et de fiction, à travers une narration fragmentée entre l'enfance et le présent qu'il organise à merveille. Le moins que l'on puisse dire est qu'il ne s'épargne pas, cinéaste en panne d'inspiration et de désir, le personnage qu'interprète magistralement Antonio Banderas est en plus diminué par de nombreuses souffrances physiques, et il essuie même les terribles reproches que lui fait sa mère quelques jours avant sa mort. Malgré ce tableau assez noir où l'on ne sait pas exactement la part de réalité et celle de fiction, mis à part les vêtements et l'appartement qui sont identiques, le film est bouleversant, drôle et d'une beauté présente à la fois dans les cadrages, Almodovar filme magnifiquement les visages, mais aussi dans les décors et les moindres objets. Le talent du cinéaste s'apprécie aussi dans sa direction d'acteurs, comme toujours impressionnante, et dans sa capacité à provoquer une émotion pure, belle, simple comme peu d'autres savent le faire. Du petit garçon qui interprète le cinéaste enfant jusqu'à sa mère mourante, tous les comédiens donnent remarquablement corps à cette histoire, celle d'un artiste à la recherche d'un second souffle qui va puiser dans son passé les mystères de l'inspiration et du désir. Littéralement envoûtant.
Arcadie
Le nouveau roman de cette écrivaine de 53 ans, également prof de français dans un lycée de banlieue, est à la fois, comme souvent chez Emmanuelle Bayamack-Tam, subversif, drôle, poétique, cru, érudit, politique et d'une grande liberté. Elle nous plonge au cœur d'une utopie libertaire au sein d'une communauté hédoniste, sourde à la violence du monde extérieur, végétarienne, naturiste, vivant dans un manoir entouré d'un vaste parc situé dans une zone blanche près de Menton, préservé de toutes sortes d'ondes électromagnétiques, et occupé par une trentaine d'inadaptés sociaux en tous genres. Sa langue, dans un mélange de lyrisme, de causticité, d'audace, est jouissive tant elle diffère de la littérature actuelle, notamment par la richesse de son vocabulaire et sa puissance d'incarnation. Des personnages hauts en couleurs, dont l'adolescente intersexuée qui est la narratrice de cette histoire, habitent ce paradis perdu et provoquent autant l'hilarité que la réflexion. En effet, derrière cette ode à la liberté, beaucoup de nos comportements et d'aberrations environnementales que le monde d'aujourd'hui perpétue sont mises en exergue, comme un ultime avertissement avant que la planète n'explose. Ce onzième roman d'Emmanuelle Bayamack-Tam est autant dingue qu'inclassable, et nous transporte avec délice dans l'incroyable imaginaire de cette auteure précieuse.
L'adieu à la nuit
Pour son 25ème long-métrage, dont le huitième avec Catherine Deneuve, l'excellent André Téchiné, à qui l'on doit tant de beaux films, aborde un sujet brûlant et très délicat, la radicalisation religieuse, avec la finesse de vue qui le caractérise et son talent à filmer les élans de la jeunesse, même lorsqu'ils sont totalement irrationnels. Sans ne jamais juger ses personnages ni vouloir expliquer leur choix, le cinéaste, qui s'est abondamment documenté sur le djihadisme pour être le plus juste possible dans les gestes, les paroles et les comportements, confronte la détermination de ses jeunes français pas spécialement défavorisés à partir faire la guerre en Syrie dans les rangs de Daech, à l'incompréhension et le désarroi d'une femme à poigne, patronne d'un centre équestre, qui se trouve être la grand-mère du personnage central. Du jeu irréprochable des comédiens à la mise en scène, en passant par les mouvements de caméra, notamment à cheval dans la nature, tout contribue à nous passionner pour cette histoire tout en nous irritant au plus haut point devant l'aveuglement de ces jeunes. Sans manichéisme, le film observe avec lucidité les tourments d'une époque, où des garçons et des filles à peine sortis de l'adolescence se laissent embrigader sur Internet, faute d'idéal ou par rejet de cette société matérialiste, et le cinéaste retranscrit admirablement autant la sincérité de leur motivation que les contradictions qui les traversent. Troublant.
Franz Marc / August Macke
Quelle belle idée le musée de l'Orangerie a eu de consacrer une exposition à Franz Marc et August Macke, ces deux peintre allemands, qui sont devenus amis en 1910 et sont morts durant la Première guerre mondiale à l’âge de 36 et 27 ans. Au regard de leurs œuvres exposées pour la première fois en France plus d'un siècle après leur mort, on peut déplorer à la fois que cette initiative n'est pas eu lieu plus tôt tant le talent des deux artistes jaillit de chaque toile, et que la guerre ait emporté si jeunes ces peintres dont la vie commençait à peine. A travers une centaine d’œuvres de ces artistes majeurs de l'expressionnisme, on découvre leur capacité commune à harmoniser les couleurs et à donner à leurs peintures un lyrisme, une beauté infinie dans les lignes et la composition. Un régal que l'on savoure du premier au dernier tableau de cette fabuleuse exposition qui se tient jusqu'au 17 juin.
La collection Courtauld
Depuis son ouverture, il y a un peu plus de quatre ans, la Fondation Louis Vuitton nous régale de superbes expositions sans quasiment aucune faute de goût. La collection Courtauld que l'on peut admirer jusqu’au 17 juin ne déroge pas à la règle et nous offre la possibilité de découvrir 110 œuvres impressionnistes et postimpressionnistes, dont certaines tout à fait remarquables. De Manet à Modigliani en passant par Renoir, Van Gogh, Cézanne ou Gauguin pour ne citer qu'eux, quel bonheur d'approcher les toiles de ces maîtres, qui ne sont visibles normalement qu'à la Courtauld gallery de Londres, pour en apprécier le génie dans les couleurs, les détails, la perfection du coup de pinceau. C'est en moins de dix ans que Samuel Courtauld, riche industriel anglais d'origine française, a constitué dans les années 1920 avec sa femme cette superbe collection de tableaux impressionnistes alors qu'à l'époque le mouvement n'avait pas franchement la côte. Moderne et philanthrope, ce collectionneur voulait rendre l'art accessible à tous et s'est employé à faire partager sa passion à ses contemporains britanniques, aujourd'hui la Fondation Louis Vuitton contribue à prolonger sa volonté.