Chaque fois qu'il prend la parole, le grand rabbin de France, Haïm Korsia, impressionne par son discours humaniste, républicain, chaleureux. A 56 ans, cet homme cultivé, simple, rieur, optimiste, montre la voie pour réinventer notre société. Membre de l'Académie des sciences morales et politiques, je l'avais photographié en 2016 à l'occasion de la séance publique annuelle de l'Académie française, ici en compagnie d'Erik Orsenna.
Voici l'interview faite par Télérama :
Alors que les lieux de culte, aussi, se déconfinent, la communauté juive de France célèbre ces jours-ci la fête de Chavouot. Mais pour le grand rabbin, il convient d’être prudent et de ne pas ouvrir en grand les portes des synagogues, sans respecter les règles sanitaires. Il propose de profiter de cette crise pour nous interroger et nous réinventer.
Quelques jours avant le confinement, le grand rabbin de France publiait un essai, Réinventer les aurores, dans lequel il plaide pour une consolidation sans cesse réaffirmée du vivre ensemble, et de la fraternité républicaine. L’épidémie de coronavirus, avec son lot de peurs, de peines et l’isolement, aura mis à l’épreuve ce ciment républicain. Et la lecture du livre de Haïm Korsia n’en semble que plus pertinente. Alors que les synagogues ont de nouveau le droit d’ouvrir, et que les Juifs de France célèbrent Chavouot (la fête des Tables de la Loi), le grand rabbin revient sur les défis posés par l’épidémie, tant d’un point de vue sociétal que sanitaire.
Les cérémonies religieuses sont de nouveau autorisées depuis quelques jours. Au demeurant, vous prônez la prudence…
En fait, le gouvernement n’avait prévu la reprise des cultes que pour le début du mois de juin. Le Conseil d’État a estimé que c’était attentatoire aux libertés, et a donc décidé d’une reprise plus tôt. Mais pour moi, l’essentiel est de protéger la santé des citoyens. Or fondamentalement, dans les lieux de culte, il existe un risque de contamination. N’oublions pas que l’épidémie s’est répandue en France à partir d’un office religieux à Mulhouse. Et depuis le déconfinement, on a vu, en Allemagne par exemple, un cluster apparaître dans une église.
Les scientifiques nous disent que la proximité, mais aussi le fait de chanter tous ensemble augmentent les risques de transmission du virus. Certains rétorquent : « Nous n’avons qu’à ne pas chanter », ce qui est inimaginable ! Si un fidèle commence, les autres suivront à coup sûr. Autant je suis favorable à ce que la vie reprenne là où elle le peut, autant il n’existe à mes yeux aucune raison de prendre des risques.
Comment faire alors ?
À l’instant où je vous parle, je porte un masque, et je ne vois pas le mal qu’il y aurait à en mettre un aussi pour prier. Les lieux de culte sont souvent fréquentés par des personnes d’un certain âge, qu’on ne peut pas exposer impunément. Quand j’interroge les infectiologues, certains me disent il n’y aura pas de deuxième vague, d’autres qu’elle sera inévitable. Les uns disent qu’elle interviendra rapidement et d’autres dans plusieurs mois. Qu’elle sera violente ou au contraire atténuée…
Face à tant d’incertitude, la seule position intelligente, me semble-t-il, est la prudence et l’adaptation. Concrètement, j’ai appelé certaines communautés en leur disant : « Surtout n’ouvrez pas, parce que si cinq cents ou six cents personnes se présentent, vous ne pourrez pas gérer l’affluence. » En revanche, une petite synagogue de province qui connaît ses habitués, et dispose d’un édifice assez vaste pour respecter les distances sanitaires, peut rouvrir plus sereinement. Dans tous les cas, j’ai demandé à ce que chaque synagogue ait un référent médical qui les conseille.
Ces 29 et 30 mai, la communauté juive fête Chavouot, qui célèbre le don des Tables de la Loi à Moïse. Dans votre livre, vous rappelez ce qu’il répond à Pharaon, lui suggérant de laisser en Égypte les enfants et les vieux : « Nous partirons avec nos jeunes gens et nos vieillards… » Déjà, la gestion des générations posait question !
C’est un enjeu de société depuis toujours : pour avancer, doit-on s’encombrer des anciens qui marchent lentement, et des jeunes qui courent un peu partout ? La réponse est oui, parce que les anciens sont la garantie d’une transmission d’expérience, et les jeunes, celle d’un futur. Sans les uns ou les autres, il n’y a pas de société. Dans l’actuelle crise, nous avons vu que l’isolement des anciens – certes pour leur sécurité – les coupait de leurs liens familiaux. C’est-à-dire de leur désir de vie. Une société qui n’est pas capable de protéger les liens intergénérationnels est une société malade.
Je pense que le gouvernement a eu raison de ne pas prolonger le confinement des personnes âgées. D’abord, nous sommes toujours le vieux de quelqu’un, et le jeune de quelqu’un d’autre. Je me rappelle un vieux monsieur fréquentant ma synagogue, qui est décédé à 108 ans et demi, et qui me parlait toujours de son « petit frère » de 97 ans. Pour lui, c’était un gamin ! Et puis prolonger le confinement juste pour les anciens aurait stigmatisé une population, ce qui n’est pas pensable. Dans notre société comme la nôtre, il n’y a qu’un seul statut, celui de citoyen.
Comment les fidèles avec lesquels vous avez été en contact ont-ils vécu les deux derniers mois ?
Ils étaient évidemment tristes de ne pas avoir accès à leur synagogue, mais ils avaient la conscience de ce que l’Histoire nous a appris : face a une épidémie, il est important de se protéger, et de protéger les autres. La pire des choses est de transmettre la maladie à ceux qu’on aime. Dans le cadre de la plateforme téléphonique dédiée au Covid-19, nous avons mis en place un système d’écoute et de soutien, comme les autres grandes religions. Et les rabbins ont été très actifs, en donnant des centaines de cours en visioconférence. Cela nous a montré que la distanciation était certes physique, mais pas sociale. Car au contraire, nous avons créé un nouveau type de lien.
À l’occasion d’une fête religieuse, j’ai fait dix-sept interventions différentes sur Zoom ! Évidemment, ce n’est pas la même relation que dans la vie ordinaire, mais au moins les gens ne se sont pas sentis abandonnés. Pour les obsèques, il y eu le cas un peu particulier de celles et ceux qui souhaitaient être inhumés en Israël. Certains ont été conduits là-bas sans que leur famille puisse les y accompagner, malheureusement. D’autres familles ont fait le choix d’une célébration en France, que nous avons menée dans le cadre de la loi sanitaire (vingt personnes maximum), et de voir plus tard pour Israël.
Sans que les événements soient évidemment comparables, cette épidémie et les attentats de 2015 ne sont-ils pas les deux plus graves crises sociétales que la France ait traversé depuis l’après-guerre ?
Dans les deux cas en tout cas, beaucoup ont eu ce sentiment que tout le monde pouvait être touché – même si les personnes âgées sont les plus fragiles face au virus, on voit bien que des jeunes tombent aussi. Beaucoup ont également partagé une sensation d’incertitude quant à l’avenir.
Mais notre société a tenu bon. Ces dernières semaines, ce fut grâce à des gens qu’on avait un peu éliminés de la photo : les éboueurs, les livreurs, les caissières et les caissiers, les soignantes et les soignants de tous niveaux, les enseignantes et les enseignants – d’ailleurs je suis admiratif de ce qu’ils ont pu transmettre aux enfants, même si c’était difficile. Tous ceux-là, grâce à leur engagement et leur persévérance, ont été capables d’assumer leur part de responsabilité tout en se réinventant. C’est une grande leçon pour nous tous. Finalement, nous sommes une belle société.
Cette idée est justement au cœur de votre livre, Réinventer les aurores, un plaidoyer républicain qui offre un écho très troublant à ce que nous venons de vivre…
Beaucoup de gens pensent que j’ai écrit ce livre après le début de la crise sanitaire, ne serait-ce qu’à cause de son titre. La réalité, c’est qu’il est sorti environ deux semaines avant le début du confinement ! Mais sur le fond, l’actualité à corroboré mon idée fondatrice : il faut sans cesse réinventer notre quotidien, pour consolider ce qui nous est essentiel. Comme la République.
Reste, écrivez-vous, que « la confiance se construit plus qu’elle ne se décrète ». Or cette crise a mis à mal la confiance de la population en ses dirigeants…
Contester le pouvoir est consubstantiel à la démocratie. Maintenant, il va falloir voir comment, au long cours, les citoyens peuvent construire et défendre une pensée qui fasse avancer, sans être uniquement séquencée par des grands moments électoraux. En somme, comment instiller un peu de démocratie participative à notre démocratie représentative.
Comme toutes les crises, celle-ci représente une opportunité, un moment privilégié pour nous poser des questions sur la façon dont nous voulons vivre. Pendant le confinement, nous avons réalisé que des choses qui nous semblaient accessoires étaient en fait primordiales dans nos vies ; et nous l’avons compris parce que soudain, elles nous manquaient. À nous d’en tirer les conséquences, et de nous adapter à la réalité d’un monde évolutif. Toujours cette idée de réinvention.
A lire aussi l'interview parue dans Le Monde : Lien