Parasite
Première Palme d'or coréenne, "Parasite" mérite amplement cet honneur, ce film étant un chef-d’œuvre tant sur la forme constamment inventive que sur le fond d'une lucidité glaçante. A 49 ans, Bong Joon-Ho nous a déjà montré son aisance à passer d'un genre à l'autre, du drame de "Mother", au film d'horreur, "The host", en passant par le polar , "Memories of murder", ou le film de science-fiction", "Snowpiercer, le transperceneige", avec chaque fois une pointe d'humour souvent acide qui affleure, et un incroyable talent à mélanger les genres et à amener des ruptures de tons brutales, comme ici dans "Parasite". Après deux superproductions internationales, il revient dans son pays, à Séoul plus précisément, avec un film plus intimiste et nous propose un condensé de son génie dans une tragicomédie cruelle sur fond d'inégalités sociales. Sa veine sarcastique pour dénoncer un monde capitaliste de plus en plus impitoyable fait merveille et parvient autant à nous divertir qu'à nous faire réfléchir, mais ce petit bijou est bien plus complexe que cette vertueuse dénonciation et regorge de rebondissements à la manière d'Hitchcock ou de Chabrol. La maîtrise de Bong Joon-Ho est présente dans le cadrage, les travellings, la mise en scène virtuose, la beauté plastique du film où chaque détail a son importance, la narration captivante et imprévisible, et la direction d'acteurs, qui par ailleurs sont tous excellents. Bref, on ressort ébloui par ce joyaux du septième art, merveilleux ambassadeur d'un cinéma coréen passionnant, et plus globalement d'un cinéma asiatique de très haute tenue ces dernières années, avec notamment la Palme d'or 2018 du japonais Hirokazu Kore-eda pour "Une affaire de famille".
Le monarque des ombres
A la frontière du roman et du récit, ce neuvième livre traduit en français de l'un des plus grands écrivains espagnols, Javier Cercas, nous plonge une nouvelle fois en plein cœur de la tragédie de la guerre d'Espagne par le biais du grand-oncle maternel de l'auteur, héros de la famille mort à 19 ans sous les couleurs franquistes lors de la sanglante bataille de l'Ebre. Par une enquête minutieuse et rigoureuse, Javier Cercas homme de gauche, se confronte à l'histoire honteuse de sa famille avec une honnêteté remarquable et sans trop juger 80 ans plus tard avec le confort de notre époque les mauvais choix qu'a pu faire ce grand-oncle à peine sorti de l'enfance. S'il a longtemps reculé le moment d'écrire cette histoire, au vu du résultat, Javier Cercas a eu raison de prendre son temps, d'acquérir à 57 ans peut-être la maturité idéologique pour dépasser la difficulté de creuser cette ascendance embarrassante. Comme pour dépasser le cadre familial, il se dédouble en deux narrateurs, l'un romancier et l'autre, historien, qui vont chapitre après chapitre sonder à travers la vie de ce jeune sous-lieutenant franquiste mort en 1938, l'histoire contemporaine de l'Espagne, la réalité ambigüe d'une époque, notamment dans un petit village d'Estrémadure, et notre perception de la mémoire collective et des engagements idéologiques. A cela, il ajoute une part d'autofiction tout aussi passionnante que l'enquête qu'il mène pour reconstituer le parcours de son aïeul et que le récit découlant de cette reconstitution. Magistrale démonstration du rôle primordial de l'écrivain pour lutter contre la mort, contre l'oubli, pour comprendre l'Histoire, ne pas refaire les mêmes erreurs et rester vigilant.
Michel Serres
En 2004, j'ai eu l'honneur de rencontrer Michel Serres, pour rendre hommage à l'immense philosophe qui vient de nous quitter, voici le portrait que j'avais écrit à l'époque :
Une pensée généreuse
Assurément hors normes, par ses origines paysannes et son parcours atypique, Michel Serres est l'un des intellectuels français les plus attachants et plus subtils. Membre de l'académie française, auteur de 45 ouvrages et ancien professeur à la Sorbonne, il a cherché tout au long de sa carrière aux quatre coins de la planète, à comprendre la nature humaine et transmettre judicieusement le savoir.
Dès les premières paroles échangées, lorsqu'il vient vous ouvrir la porte de sa charmante maison de Vincennes, Michel Serres emploie un ton jovial et simple, qui préfigure ce remarquable moment à passer en sa compagnie. Avec une pointe d'accent du Sud-Ouest, il n'hésite pas à parler avec enthousiasme du dernier coup franc de Zidane, avant d'évoquer les Etats-Unis où il vit une partie de l'année pour enseigner à l'université de Stanford : "J'ai remarqué un retournement assez significatif de l'opinion envers la politique de leur président, et une désapprobation croissante de la guerre et la présence en Irak".
Un philosophe sans frontières
Depuis plus d'une trentaine d'années, cet infatigable voyageur sillonne le monde pour distiller son savoir, mais aussi pour mesurer l'état de la recherche et la pédagogie dans les universités. Il peut ainsi témoigner sur la perception de la langue française : "Elle est encore admirée, connue, et de manière générale plus respectée à l'étranger qu'en France. Même s'il existe une sorte d'empathie quand je donne une conférence en français et que les gens arrivent à me comprendre, j'ai longtemps regretté de ne pas être pianiste pour me passer de traduction".
Les allers et venues de Michel Serres à travers la planète, lui ont fait prendre conscience qu'il ne fallait pas craindre la mondialisation en termes d'homogénéisation, les différences de culture et de langue reprenant toujours le dessus. Par contre, Coca-cola ou McDonald's peuvent être dangereux, mais avec son optimisme indéfectible, il est persuadé que les gens ne vont pas rester dupes. Il ne se sent pas plus proche d'un peuple par rapport à un autre, mais prend plutôt dans chacun ce qu'il a de plus pertinent. Pour preuve, les américains ont raison à ses yeux par rapport aux français, dans leur conduite automobile, mais tort pour le port d'arme, et d'en conclure : "A chacun sa manière de se suicider !"
Transmettre
La richesse de ce parcours international lui a régulièrement apporté des idées, fait comprendre le sens et l'importance de l'enseignement, qu'il définit comme un investissement majeur bien plus que l'économie : "Le grand échec qu'essuie actuellement l'Occident en matière d'enseignement et de recherche, va lui coûter très cher à terme". Il est par ailleurs très attaché à la naissance d'un nouveau média comme Internet, qui est une nouvelle chance de diffusion de l'information et du savoir, au même titre que l'imprimerie en son temps. C'est bien là, une des caractéristiques essentielles d'un personnage à la générosité non feinte, qui a passé sa vie à essayer de vulgariser la science et la philosophie, pour partager ses connaissances avec le plus grand nombre. Notamment lors de conférences, qu'il prend plaisir à donner aussi bien au fin fond du Gers qu'à l'autre bout du monde.
Dès le début des années 80, Edith Cresson lui commande un rapport sur l'université à distance, d'où il ressort assez vite que : "Les institutions étaient comparables à ces étoiles dont on voit encore la lumière, mais qui sont mortes depuis de nombreuses années, autrement dit, il y avait du nouveau à créer, et je pense encore aujourd'hui que ce changement est à venir".
Voyager pour s’ouvrir
A 74 ans, il a quelque peu freiné le rythme de ses déplacements, mais malgré tout il en ressent toujours le besoin : "Quand j'étais petit, bloqué par la guerre dans le lieu où j'habitais, j'ai lu Jules Verne. La conjugaison des deux m'a apporté une sorte de projet de vie tourné vers le voyage". En plus durant son enfance, il grandit dans un environnement mélangeant terre et eau, vu que son père possède une exploitation agricole en polyculture, typique du Sud-ouest, et une petite entreprise de dragage sur la Garonne. Comme il le dit joliment : "Le fils d'un marinier devient marin puisque les fleuves vont à la mer", c'est donc dans la Marine durant deux années que se manifeste ses premiers contacts avec l'ailleurs. Pour lui, le voyage n'est pas seulement géographique, il est également humain : " C'est extraordinaire de discuter dans la brousse avec des Bantous, autre part avec des indiens Navajos ou des japonais, on trouve alors à quel point la fraternité finit par exister au-delà des différences".
Le troisième point qui lui tient à cœur est le voyage scientifique, et s'il choisit la philosophie à un moment phare de sa vie, c'est aussi pour connaître toutes les sciences, aller en électron libre d'une à l'autre sans se spécialiser. L'autre raison de son choix vient du profond désarroi que la bombe atomique en 1945, a provoqué chez ce jeune amoureux de mathématiques, lorsque l'on a commencé à évoquer la responsabilité savante par rapport à l'avenir de la planète. Il est l'un des seuls à l'heure actuelle à perpétuer la tradition des plus anciens grecs, où science et philosophie allaient de pair pour le bien des deux, et déplore le dangereux rétrécissement constaté récemment.
De l’importance de la philosophie
Il aime à penser que le rôle du philosophe est d'anticiper le monde à venir, préparer les conditions d'existence pour les générations futures : "Toute la modernité est fille de Descartes, le Moyen Age fils d'Aristote, la Renaissance fille de Platon". De son côté Michel Serres dans les années 60, évoque à travers ses cinq livres sur le Dieu Hermès, l'importance que la communication va prendre. Aujourd'hui, dans ses écrits il traite de l'évolution que l'enseignement devrait suivre dans la forme et le contenu, ou de l'énorme changement qui va bouleverser notre société dans sa globalité, tant au niveau culturel, politique et économique : "La perspective de ne plus avoir de source d'énergie disponible dans 50 ans, va forcément être aussi un déclencheur de cette mutation d'ici une vingtaine d'années tout au plus".
Agriculture et science
Parmi les scénarios possibles, il aurait tendance à imaginer que cette pénurie pourrait entraîner un retour vers l'agriculture, pour trouver des solutions de remplacement avec les biocarburants. Ce qui ne serait pas pour lui déplaire, car jusqu'à présent il regrettait la disparition inexorable du monde paysan, en considérant que c'était l'événement le plus important du XXe siècle : "Le modèle fondamental et culturel de l'humanité reposait sur le fait que l'homo sapiens est un paysan depuis le néolithique, même au début du XXe siècle tout le monde était encore averti d'agriculture, aujourd'hui tout s'est inversé". Dès qu'il parle de cet univers, on le sent complètement à son aise, et dans les solutions qu'il entrevoit pour l'avenir, il encourage les agriculteurs à collaborer avec les savants dans la perspective de développer les biotechnologies. Il est persuadé que si tout le monde se met au travail ensemble avec les précautions nécessaires, de formidables débouchés verront le jour, comme pour le riz doré, OGM enrichi en vitamine A qui guérit des millions d'aveugles dans les pays pauvres. Et de renchérir : " C'est comme interdire pour raison écologique, la DDT, ce produit insecticide qui a eu raison du paludisme et a sauvé au Sri Lanka ou en Afrique, des millions de vies, où est la vérité ? J'appelle cela un crime, c'est pour cela qu'il faut étudier chaque cas et les dérives éventuelles de son utilisation. Arrêtons de donner à la population, une idée complètement folle de la science ".
Ce besoin viscéral de nature
Ses obligations professionnelles l'ont rendu citadin, mais il ne s'est jamais senti à son aise en ville et a toujours fait en sorte de vivre dans une maison avec un jardin. Originaire d'Agen, il y passe toute son enfance avant de s'exiler une première fois pour ses hautes études, notamment à l'Ecole Normale Supérieure, puis y revenir à 25 ans, acheter une exploitation agricole dont il s'occupe lui-même au début, et qu'il gardera une vingtaine d'années en la gérant à distance. Ce rapport privilégié à la nature, trouve son enracinement lorsque le jeune Michel aidait son père à la ferme, pour se concrétiser plus tard dans bon nombre de ses essais, où l'aventure humaine est toujours en relation avec son environnement.
Il y a ici, un important point de divergence avec les autres philosophes contemporains, qui ont tendance à extraire l'individu du monde dans lequel il vit. Egalement amoureux des grands espaces, Michel Serres après avoir pris beaucoup de plaisir en mer étant jeune, se découvre assez vite une passion pour la haute montagne, où il va passer sa vie à écumer les sommets du monde entier. La discipline requise pour ses performances sportives, on la retrouve dans son travail d'écriture où il s'impose de se lever tous les jours à 5h, étant plus productif le matin, l'après-midi est consacré à l'enseignement ou à recevoir des amis.
Un humaniste à l’humilité bouleversante
Parmi les 45 livres qui composent son œuvre, l'un des axes majeurs est la communication : "Elle a complètement transformé le savoir, d'ailleurs la science aujourd'hui serait inconcevable sans ordinateur, de même l'enseignement avec les différents modes de communication provoquent un type d'ignorance chez nos étudiants, qui n'a rien à voir avec celui rencontré il y a 50 ans". Il regrette par ailleurs le manquement de la télévision, qui pourrait être un formidable instrument de culture et au lieu de ça, propose des caricatures d'émissions au format trop rigide. Il a été à l'origine de la Cinquième, mais s'est rapidement heurté au manque de souplesse des professionnels de la télé.
Cette simplicité qui apparaît immédiatement lorsqu'on le rencontre, se confirme à chaque phrase et se mêle à une confiance sans faille dans l'humain : "Il y a souvent beaucoup plus de compréhension humaine profonde chez des gens inattendus, que chez des experts intellectuels enfermés dans des idées préconçues. J'ai rencontré des croque-morts lors de funérailles paysannes, qui comprenaient peut-être mieux le phénomène mortel que Kant ou Schopenhauer".
Son optimisme revendiqué contraste avec le pessimisme ambiant, beaucoup plus vendeur, que ce soit en littérature ou à la télévision. En 91, lorsqu'on lui propose d'entrer à l'académie Française, il accepte du bout des lèvres, mais il reconnaît maintenant s'y sentir bien grâce au travail sur le vocabulaire, où cela bataille dur chaque semaine pour imposer de nouveaux mots. Il apprécie également bon nombre d'académiciens pour leur intelligence et leur finesse, certains deviennent des amis, comme le commandant Cousteau, Alain Decaux ou le cardinal Decourtray. Cette reconnaissance le laisse très humble et lucide : "Le vrai honneur, est d'écrire une belle page, le reste …!"