La conquête de la liberté par une jeune bourgeoise parisienne
Ce très beau livre autobiographique est paru en 2008, alors que Benoîte Groult a 88 ans. Elle est alors convaincue que toutes les femmes sont des féministes qui s'ignorent. Elle-même a longtemps ignoré qu'elle faisait partie de ces combattantes, souvent caricaturées. Il faut dire que rien ne l'y prédestinait. Vivant dans un milieu protégé de la bourgeoisie parisienne, entre un père styliste de meubles et une mère dessinatrice de mode, élevée par une nanny irlandaise jusqu'à l'âge de 10 ans, elle n'a même pas vu passer la seconde guerre mondiale. La jeune fille de bonne famille va se dévergonder un peu, à la Libération, au contact de militaires américains. Mais l'heure de sa véritable évasion n'a pas sonné : "Il allait me falloir encore vingt ans et trois mariages pour me rendre compte que je jouais avec des dés pipés." Elle raconte sans détours ses avortements clandestins avant le vote de la loi Veil, le drame de son premier mariage avec un jeune homme emporté par la maladie, l'échec de son deuxième mariage avec le journaliste Georges de Caunes, et enfin la réussite du troisième, avec Paul Guimard, l'auteur entre autre du roman Les choses de la vie, adapté au cinéma par Claude Sautet. Ils avaient conclu un pacte à la Sartre-Beauvoir, laissant à chacun sa liberté. Pas toujours facile, et même très dur par moments, reconnaît-elle, mais le couple a tenu... cinquante-quatre ans, jusqu'au décès du romancier en 2004. Ce sont ses livres qui ont permis à Benoîte Groult de se réconcilier avec elle-même. Elle a d'abord écrit à quatre mains avec sa sœur Flora, avant de réussir plusieurs best-sellers, comme Ainsi soit-elle en 1975, dont elle a découvert en cours de rédaction que c'était un manifeste féministe. D'une belle plume alerte et mordante, Benoîte Groult nous raconte sa deuxième naissance, à mi-vie. "Chaque femme devrait se mettre au monde elle-même", affirme cette évadée. Avec le recul, elle a l'impression d'avoir vécu une interminable course d'obstacles. Un combat sans fin, car "les barreaux des prisons et des clôtures ont une fâcheuse tendance à repousser, comme les bambous". Cette belle et énergique autobiographie révèle aussi à quel degré les femmes de sa génération avaient intériorisé ce qu’elle appelle "une des fatalités de la condition féminine, la norme en quelque sorte". Irriguée de part et d’autre par le féminisme, Mon évasion peut être lue comme une réflexion tantôt critique, tantôt amusée, mais toujours d’une grande acuité sur les modèles sociaux qui ont régi la vie des femmes en France au cours du XXe siècle.