« Le moment est peut-être venu de se dire que le pessimisme français est exagéré »

Publié le par michelmonsay

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Professeur à l’université Paris-Sorbonne et à l’Ecole d’économie de Paris, Claudia Senik a publié une étude dont on a beaucoup parlé sur la mesure du bien-être dans l’économie, qui constate et tente d’expliquer le « malheur » français.

 

En quoi consiste l’étude que vous menez depuis plusieurs années ?

Claudia Senik - En analysant les données de l’enquête sociale européenne auprès des populations pour mesurer leur bien-être subjectif, on s’aperçoit que le fait d’habiter dans un pays plutôt qu’un autre a un impact énorme sur le bien-être déclaré par les gens. Il en ressort que les Français, à niveau de vie égal, sont moins heureux que la plupart des Européens voire des habitants des pays de l’OCDE. Ce phénomène s’appuie sur un large faisceau d’observations concordantes, mais il est aussi confirmé par d’autres enquêtes sur le bien-être émotionnel, par des indices plus élevés de détresse mentale et par une forte consommation de psychotropes. A force de se dire que ça va mal, ça va vraiment mal. Mais ce n’est pas un effet de langage : dans mon étude, j’ai observé que la langue française n’était pas responsable de ce pessimisme. Au Canada par exemple, les francophones sont plus heureux que les anglophones.

 

Quel constat en tirez-vous ?

C.S. - Je me suis demandée si les causes de ce mal-être français étaient objectives ou si elles relevaient davantage de la culture, des mentalités. Il est indéniable que le chômage et la croissance agissent sur le moral des Français, mais il n’y a pas que cela. Si l’on suit deux immigrés venant de la même région du monde, on se rend compte que celui qui vit en France n’est pas moins heureux que celui qui s’est installé dans un autre pays européen. Le malheur français ne peut donc pas être uniquement attribué aux circonstances objectives du pays ; il y a bien une attitude culturelle qui entre en jeu. Ce malheur français est totalement incompréhensible vu de l’étranger tant notre pays possède un très grand nombre d’atouts. Cela dit, l’intérêt que l’on porte aujourd’hui à mon étude me laisse penser que peut-être le moment est venu de se dire que ce pessimisme est exagéré, et de prendre les mesures pour en sortir.

 

Comment s’explique ce pessimisme français ?

C.S. - Il y a plusieurs pistes à explorer pour la recherche future. La principale est le rapport au temps. Concernant le passé, il y a une nostalgie, un sentiment de perte de puissance, de grandeur. La France n’est plus ce qu’elle était sur le plan international au niveau économique, diplomatique, culturel. Concernant l’avenir, les Français restent attachés à leur modèle égalitariste, jacobin, mais dans la mondialisation ce modèle est mis à mal. La vie économique est une série de chocs et la France n’a plus autant les moyens de les compenser, ayant plus de mal à taxer certaines personnes ou certains facteurs plus mobiles. On ne peut plus demander autant à l’Etat qu’avant, l’économie est moins étatiste, plus concurrentielle et de nombreux secteurs ont été privatisés et dérèglementés. Comme les Français sont habitués à attendre beaucoup de l’Etat, c’est très frustrant. Par ailleurs, cette attitude culturelle négative est certainement nourrie par la persistance du chômage, que l’on n’a jamais réussi à résorber depuis 1973, ce qui donne l’impression qu’il y a des problèmes que l’on ne résout pas.

 

Le bonheur et l’argent sont-ils finalement indissociables ?

C.S. – Oui, mais la recherche a montré que ce qui compte ce n’est pas seulement le niveau absolu de ce qu’on possède mais la comparaison par rapport aux autres. Or  la France n’est plus dans le peloton de tête de l’Europe du point du revenu moyen par habitant, et ce recul a forcément un impact négatif. Les perspectives futures sont aussi très importantes dans le sentiment de bien-être, et sans projet les Français ne peuvent pas non plus se réjouir en envisageant leur avenir. De plus, être malheureux ou pessimiste a un coût. Des expériences montrent que des gens de bonne humeur, qui se sentent bien, sont plus productifs, plus portés à prendre des risques. Au contraire, les pessimistes entreprennent moins de projets et de ce fait engrangent moins les bénéfices de l’innovation, ce qui, en retour, renforce leur pessimisme.

 

Dans votre étude, vous parlez d’un élitisme trop étroit à l’école qui crée des situations d’échec ?

C.S. - Nous avons ce modèle d’école qui nous est envié, produisant une élite extraordinaire, et il y a d’ailleurs énormément de scientifiques français dans les universités étrangères. Cela est très bien, mais ce modèle a été conçu avant que la massification scolaire ne se produise, et de fait une grande partie des élèves est laissée de côté par ce type d’excellence qu’on leur demande. Les mauvaises notes et appréciations génèrent de la frustration et un manque de confiance chez ces enfants, qui, au fur et à mesure des années, deviennent pessimistes sur leurs capacités. Jusqu’à présent, la porte de l’élite (en gros celle des Grandes Ecoles) était beaucoup trop étroite. Mais la situation est en train de changer progressivement et à bas bruit, avec la création de bi-licences sélectives et exigeantes dans les universités, qui offrent des débouchés aux étudiants.

 

En quoi l’école, du primaire au secondaire, fait-elle fausse route ?

C.S. – Tout simplement parce qu’il n’y a que les maths et le français qui comptent, le reste n’ayant aucune valeur. Le problème est que tout le monde n’est pas sur le même format, et que les élèves qui ont du talent dans d’autres matières ne sont absolument pas reconnus. Il y a aujourd’hui une certaine disjonction entre ce que l’on demande à l’école et la réussite professionnelle. Le jour où l’on fera sérieusement à l’école de la musique, des projets collectifs, du sport, du dessin ou d’autres matières dites « d’éveil », cela permettra à des élèves de recevoir pour une fois un regard d’admiration de leur professeur et de leurs camarades. Je trouve que la réforme des rythmes scolaires va dans le bon sens. En échange des heures supplémentaires faites le mercredi, les journées ont été raccourcies le mardi et le vendredi pour mettre en place des activités périscolaires. C’est une bonne chose que d’autres matières entrent dans l’école, à condition que cela soit fait sérieusement, pas comme une récréation.

 

Etes-vous favorable à l’enseignement en anglais à l’université?

C.S. - Cela dépend bien entendu des disciplines. Mais certaines matières comme l’économie ou les sciences devraient être enseignées en anglais à l’université, pour préparer les étudiants à la réalité de la vie active dans ces disciplines où tout se lit et s’écrit en anglais. Il y a un gros problème avec les langues pour les jeunes Français, notamment l’anglais qui est le principal outil de communication international, et dont le niveau est insuffisant.

 

Comment expliquez-vous le manque de popularité de François Hollande?

C.S. - Je ne comprends pas la dictature de la popularité imposée par les sondages. Un Président ne doit pas gouverner pour être populaire, il le devient éventuellement au vu des résultats de son action.

 

 

Claudia Senik en quelques mots

Ancienne élève de l’Ecole normale supérieure, agrégée de sciences sociales et des universités, docteur en économie, à 49 ans Claudia Senik est devenue une invitée très courue des médias, suite à la publication de son étude sur le malheur français et de son retentissement auprès de la presse anglo-saxonne. Après avoir travaillé durant 10 ans sur la transition vers le marché des pays anciennement socialistes, elle s’est intéressée à une approche plus subjective de l’économie, permettant d’introduire un peu de philosophie et de sociologie. Elle travaille notamment sur la question du rapport entre le revenu, les inégalités et le bonheur.

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