Un drame puissant et vertigineux remarquablement filmé
C’est un sujet inacceptable pour la Russie : l’homosexualité de Tchaïkovski y reste encore taboue. On ne s’étonne donc guère que Kirill Serebrennikov, le réalisateur de l'excellent Leto et metteur en scène de théâtre, dissident russe aujourd’hui exilé à Berlin, s’en soit emparé. Incroyable destin que celui de Kirill Serebrennikov. Un cocktail explosif à lui tout seul, à l'image de son cinéma. Père juif russe. Mère polono-ukrainienne. Né à Rostov-sur-le-Don (Russie), voici cinquante-trois ans. Ajoutez, avec le temps, physicien viré saltimbanque, artiste polymorphe (théâtre, cinéma, opéra), agitateur invétéré, homosexuel et démocrate revendiqué. Avec La Femme de Tchaïkovski, il décline la passion tragique d’Antonina Miliukova, pour le compositeur, homme froid et cupide qui, en l’épousant, cherche d’abord à étouffer les rumeurs. Cette femme passionnée, humiliée, rejetée est admirablement interprétée par Alyona Mikhailova, scandaleusement ignorée par le jury du Festival de Cannes, de même que le film. Choc esthétique, beauté du drame, Kirill Serebrennikov ravive avec raffinement une certaine idée de la décadence de la fin du XIXe siècle. Ce temps où l’on préférait se perdre plutôt que d’affronter la vérité. Le film se vit comme une longue descente aux enfers sentimentale et sociale que le réalisateur russe tisse plan après plan, tous d’une minutie visuelle prodigieuse. Des plans en plongée pour se noyer dans cette tragédie de l’intime, cette fable sur le mensonge. La virtuosité technique et le bouillonnement narratif sont en cohérence parfaite avec la destinée de l'héroïne. C’est à travers le regard de cette femme naïve et éperdue, aux prises avec ses sentiments brûlants pour le compositeur, que le cinéaste choisit de raconter cette histoire, rappelant en exergue du film l’archaïsme réservé à la condition féminine de l’époque. Kirill Serebrennikov rassemble ici les codes de sa filmographie et ses acquis du côté du théâtre et de l'opéra, pour proposer un dynamitage en règle de la biographie filmée. En se tenant du côté de son héroïne et en usant de plans-séquences splendides, Serebrennikov dépeint avec force les ravages de l’hypocrisie sociale et une Russie mortifère. La façon dont le cinéaste travaille le plan-séquence, un point commun aux gens qui viennent du théâtre comme Orson Welles, Max Ophuls… est passionnante et impressionnante. Le plan-séquence restitue l'ensemble de l'espace. Il englobe tout, et donne une fluidité à la scène. Tout se passe dans les mouvements de caméra qui ne sont jamais fragmentés, et c'est magistral. La femme de Tchaïkovsky est un film fiévreux, qui résume bien cette espèce de folie russe, son débordement dont on parle tout le temps et qui là, existe vraiment et nous fascine sous l'oeil de ce grand cinéaste.