Pièce polyphonique sur les névroses familiales intergénérationnelles
Elles s’appellent Carol, Anna et Bonnie. Trois vies en miroir, trois femmes, une mère, sa fille et sa petite-fille, et, de mère en fille, une même douleur, une même sensation de vide intérieur, d’inadaptation au monde. Elles sont au cœur d’Anatomie d’un suicide, une pièce que met en scène Christophe Rauck au Théâtre Nanterre-Amandiers. Laquelle est signée par la Britannique Alice Birch, une auteure de 38 ans que l’on connaissait jusque-là, en France, comme scénariste de l'excellente série télévisée, Normal People. Alice Birch est également dramaturge, et ses pièces ont été montées dans des institutions prestigieuses à Londres ou à Berlin. Anatomie d’un suicide offre une construction savante et très précisément architecturée qui vise à matérialiser la manière dont les souffrances intimes se reproduisent de génération en génération, s’engendrant les unes des autres. Sur le plateau cohabitent en permanence ces trois époques et ces trois vies de femmes, montrant les correspondances troublantes, les reproductions inconscientes. Mariage, travail, maternité, à travers des scènes de la vie quotidienne qui s'entrecroisent, le texte explore les injonctions que subit chacune des trois femmes. Six comédiennes et quatre comédiens interprètent 27 personnages : 10 hommes, 17 femmes. Audrey Bonnet est poignante, la douleur de vivre incarnée, dans la peau de Carol. Noémie Gantier incarne Anna avec une formidable intensité son combat perdu pour dépasser la malédiction maternelle. Servane Ducorps, dans le rôle de Bonnie, clôt le cycle du malheur et ramène la pièce sur les rivages d’une humanité partagée. Donnant simultanément à voir et entendre la quotidienneté de trois portions de vies, la pièce d’Alice Birch peut tout d’abord sembler difficile à appréhender. Les lignes narratives se brouillent, se chevauchent, donnant l’impression qu’elles jouent les unes contre les autres. Puis un point de bascule opère. Devenus étrangement familiers avec Carol, Anna et Bonnie, ainsi qu’avec les dilemmes intimes qui pèsent sur leurs existences, nous nous mettons à envisager cette partition polyphonique dans son ensemble, sans plus chercher à individualiser les lignes narratives multiples qui la composent. Ce premier sentiment de flou, presque de confusion, est le prix à payer pour être projeté dans un univers théâtral qui, jusqu’à la fin de la représentation, n’est plus que fluidité et précision. D’une grande exigence, la mise en scène de Christophe Rauck ne laisse rien au hasard. Des réflexions graves, sensibles, poignantes sur les blessures invisibles qui se transmettent de génération en génération prennent forme dans un fascinant ballet. Ici, les choses se laissent deviner, plutôt qu’elles ne s’affichent en pleine lumière. Au fil des changements à vue de costumes, de décors et d’accessoires, la mise en scène orchestre ces télescopages qui, en mêlant les émotions, les renforcent aussi. Au final, cette partition complexe gagne le pari de la virtuosité et de l’exigence.
Anatomie d'un suicide est à voir au Théâtre des Amandiers jusqu'au 19 avril.