Un thriller rural suffocant et admirablement interprété
Le cinéaste espagnol Rodrigo Sorogoyen, dont on avait adoré ses trois premiers films sortis en France, change à nouveau d’environnement dans son dernier. Après les rues caniculaires de Madrid dans l'oppressant Que Dios nos perdone (2016), les bureaux feutrés et les coulisses de la politique dans le haletant El Reino (2018), ou le littoral landais dans le tendre-amer Madre (2020), c’est dans un village montagnard laissé pour compte de Galice qu’il pose le décor d’As Bestas. Ce dernier a quelque chose de la synthèse de tous les films qu'a réalisés Rodrigo Sorogoyen par le passé. Il confirme une fois encore les talents de faiseur d'images du cinéaste, qui n'hésite pas à explorer la monstruosité humaine à travers certains plans-séquences redoutables, mais aussi de conteur hors pair. En mêlant les genres et les tonalités, il autopsie les maux qui rongent une Espagne coupée en deux, entre ville et campagne, les mondialisés et ceux qui n'ont plus le droit qu'aux miettes. Une œuvre d'une puissance et d'une acuité remarquables sur la peur et la haine de l'autre, dans lequel les comédiens sont impressionnants de justesse et d'incarnation, notamment Denis Ménochet et Marina Foïs qui jouent en espagnol le plus souvent, mais aussi Luis Zahera sidérant de magnétisme et de violence sourde. Chaque dialogue devient une confrontation d'une intensité inouïe, d'une énergie semblable à celle dégagée par le théâtre. Le film ne se contente pas de captiver par la seule force oppressante de son récit. II frappe aussi par l’incroyable sentiment de vérité qu’il dégage sur deux mondes qui s'opposent et leur incapacité à communiquer. L'excellent Rodrigo Sorogoyen poursuit son investigation de ce qu’on pourrait appeler les limites du jeu social, ce moment où ce qui fait l’évidence bien réglée des relations professionnelle, amicale ou familiale se trouble et se réorganise autour d’un noyau, non plus de concorde, mais d’angoisse et de violence plus ou moins contenue. Rares sont les films qui, comme As Bestas, parviennent à installer un trouble dès les premières images et à ne jamais l'éteindre. Il s'ouvre en effet sur une scène dans laquelle des aloitadores attrapent des chevaux sauvages pour les dompter et couper leur crinière afin de les protéger des parasites. Filmé au ralenti, au plus près des corps comme dans une danse, le moment est tendu, féroce, et annonciateur d'une histoire inquiétante, dérangeante, comme celles que le cinéaste aime arpenter avec un talent sans cesse renouvelé.