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L’acharné de littérature

Publié le par Michel Monsay

L’acharné de littérature

Grand Prix du roman de l’Académie française pour « Les prépondérants », Hédi Kaddour a éclaboussé cette rentrée littéraire de son talent, que l’on avait découvert en 2005 avec « Waltenberg ». Professeur de littérature, poète, chroniqueur littéraire, ce cosmopolite a vécu plusieurs vies avant de devenir romancier.

 

Au moment de retrouver Hédi Kaddour chez Gallimard, son éditeur, il est impossible de ne pas évoquer ce qui s’est passé trois jours plus tôt dans les rues de Paris : « C’est la fin de notre déni, nous sommes passés de l’autre côté de quelque chose, il ne s’agit plus d’attentats, nous sommes en guerre. Il faut en finir avec cette idée que la guerre ne coûte rien, il va falloir que l’on se donne les moyens de réagir avec puissance en augmentant le budget des armées et de l’Intérieur, c’est-à-dire une augmentation des impôts. Ce serait un signe fort à envoyer à Daech. Nous avons besoin également d’unité nationale, de lucidité et de stratégie, tout en surveillant les dérives que ces événements peuvent provoquer. »

L’écrivain n’envisage pas de s’inspirer de cette actualité pour écrire un roman, il aurait l’impression de répéter ce que la presse a déjà écrit, et préfère la distance dans le temps pour créer une histoire, il cite pour cela Thomas Mann : « Le romancier est l’énonciateur murmurant de l’imparfait. »

 

Une reconnaissance unanime

Donné favori pour le Goncourt jusqu’à la dernière minute, Hédi Kaddour n’en est pas moins resté lucide d’autant qu’il est généralement méfiant vis-à-vis de ces vagues d’opinion. Pour Waltenberg, il n’avait été éliminé qu’à la dernière sélection du Goncourt 2005, et avait obtenu le Goncourt du premier roman. S’il reconnait avoir eu l’orgueil d’espérer être sur certaines listes des prix littéraires en septembre, il ne s’attendait pas à figurer sur quasiment toutes les sélections. En obtenant le Grand Prix du roman de l’Académie française, Hédi Kaddour a été touché d’être récompensé par cette grande maison, défenseur de la langue française qui lui tient tant à cœur : « Nous nous battons tous les jours contre la tyrannie des clichés, l’adjectif facile, la grande voix du « on », opinion la plus courante et la plus bête, qui s’empare de certains mots et nous oblige presque à les utiliser. »

Ses trois romans ont beaucoup bénéficié du soutien des libraires, et tout naturellement l’écrivain se fait un plaisir de répondre à leur sollicitation à Paris comme en province pour une séance de signatures, de lecture, d’autant qu’il aime aller à la rencontre du public. De même il ne rechigne pas non plus à aller défendre son livre dans des salons, festivals ou auprès des médias, dans l’intérêt de sa maison d’édition, qui durant plusieurs années publiait à perte ses recueils de poèmes.

 

L’art du roman

L’engouement des jurys littéraires, de la presse et du public pour « Les prépondérants » s’explique à ses yeux par le fait qu’il s’agisse d’un vrai roman avec toute la complexité que cet art requiert, et non une autofiction ou autre chronique : « Un roman est une œuvre de fiction avec la capacité à faire entrer le lecteur dans une forme de rêve éveillé, qui soit en même temps une composition de voix contradictoires avec un arrière-plan de réalité, et une orchestration de l’ensemble. Le mien est à la fois un roman d’aventures, de passions, et un roman où des mondes se confrontent, s’observent à des moments importants pour l’Histoire. »

C’est en compulsant des journaux américains des années 1920, qu’il a l’idée de faire débarquer une équipe de tournage hollywoodienne dans une société coloniale au Maghreb sous protectorat français. Cette arrivée des américains, en plus de troubler l’ordre avec des mœurs plus libres, du matériel moderne, apporte à l’auteur un regard de biais très intéressant dans ce face à face entre colons et colonisés. Si au départ, il voulait mettre en lumière les erreurs du monde colonial, assez vite en écrivant, ses personnages vont prendre le dessus pour laisser au final non pas un message péremptoire mais une voix plus diffuse, plus subtile. Le choix d’une ville imaginaire sans vouloir nommer le pays provient des souvenirs mêlés du romancier, entre son enfance tunisienne jusqu’à l’âge de douze ans avant qu’il n’intègre le lycée Henri IV à Paris, et plus tard ses treize années comme professeur coopérant de littérature au Maroc.

 

L’importance de l’Histoire

Son goût revendiqué pour les fresques aux nombreux personnages avec une toile de fond historique correspond pour lui à une forme de résistance : « Nous sommes tissés d’Histoire, mais nous vivons sous la pression d’un marché qui veut nous faire oublier le passé pour nous vendre des produits présentés comme nouveaux. C’est une forme d’aliénation, et l’un des meilleurs moyens de ne pas devenir un jouet du marché, de ne pas se faire dicter jusqu’à ses jugements esthétiques, est de travailler le lien avec le passé sous la forme d’une obligation de connaissances. » L’importante période de documentation qui précède l’écriture d’un roman lui permet de ne pas faire d’anachronismes, et de trouver des événements singuliers qu’il incorpore minutieusement à son histoire, sans que l’on sente la fiche de bibliothèque qui pourrait mettre un terme à l’illusion romanesque. Son style, fait de mots simples mis dans l’ordre juste, évite les métaphores faciles ou les rythmes artificiels pour se concentrer sur une forme de transparence qui donnerait juste à voir, à entendre, à sentir. Pour son prochain roman, Hédi Kaddour devrait en situer l’action aux débuts de l’empire romain : « J’ai eu à la fois envie de me replonger dans Virgile, mais aussi faire revivre ce monde que l’on est en train de passer par dessus bord avec la réforme de l’Education Nationale. »

 

Le poète devenu romancier

A 70 ans, malgré l’enthousiasme autour de ses romans, il n’a aucun regret de ne pas avoir commencé plus tôt à s’atteler à ce genre littéraire. Cela lui a pris d’un coup en revenant d’une promenade dans Paris en 1997, durant laquelle il prenait des notes pour un poème, il décide alors d’écrire un gros roman d’aventures. Mais c’est d’abord la poésie qui est entrée dans sa vie dès le début des années 1980 : « C’est un laboratoire de la création, du langage, une façon de travailler sur les mots extrêmement scrupuleuse. » Il est assez rapidement publié par la NRF de Gallimard et aujourd’hui encore même s’il n’écrit plus de poèmes, il est resté rédacteur en chef adjoint de la dernière grande revue de poésie en France, intitulée Po&sie. Ponctuellement, il a signé aussi des chroniques littéraires dans L’autre journal, Le Monde et Libération.

Durant l’écriture des Prépondérants, quelques romans l’ont accompagné comme Le hameau de Faulkner, L’acacia de Claude Simon ou Les possédés de Dostoïevski. Quant à la voix narrative, il s’est inspiré de celle des Deux anglaises et le continent,  le film de Truffaut : « Cette voix est un mélange de précision et d’humanité, de respect des personnages et de leur clair-obscur. »

 

Une vie d’enseignement

Hédi Kaddour est recruté par Normale sup au retour de sa coopération au Maroc, sans avoir été normalien mais en ayant été reçu major à l’agrégation de lettres. Il y enseigne la littérature de 1984 à 2006, tout en tenant un atelier de dramaturgie et un d’écriture : « Un cours d’agrégation comporte une pression incroyable, les élèves pouvant aller voir ailleurs s’ils jugent votre cours insuffisant. Michelet avait écrit à propos des grandes écoles comme Normale sup et de leurs élèves : Ils voyaient leur professeur inventer et ils allaient inventant aussi. C’est toujours présent aujourd’hui. » Malgré sa retraite auprès de l’Education Nationale, il continue d’enseigner occasionnellement pour la New-York University de Paris, de même à La chance aux concours, association qui prépare bénévolement des étudiants boursiers aux écoles de journalismes, comme le CFJ, où Hédi Kaddour a donné durant plusieurs années des cours d’écriture du reportage. Il considère avoir beaucoup appris au contact de ses élèves tout au long de sa carrière d’enseignant. Cette vocation est née en deux étapes, d’abord lorsque sa mère en lui lisant à voix haute Croc-blanc ou d’autres histoires lui donne le goût de la littérature, puis en classe de seconde lorsqu’il découvre l’existence d’un métier où l’on est payé pour lire des livres et en parler.

 

En quelques traits

Nomade et cosmopolite, l’écrivain parisien est toujours prêt à partir et se sent bien dans de nombreux endroits du monde. Son principal trait de caractère dans le travail est l’acharnement, mais dès qu’il le peut, après avoir longtemps couru et nagé, il aime aujourd’hui marcher et même lire en marchant : « Non je ne me prends jamais de poteau, je dois avoir un bon radar, sauf une fois je suis rentré dans l’historien René Rémond qui lisait aussi, cela nous a bien fait rire. »

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François Morel, humoriste, comédien et chanteur

Publié le par Michel Monsay

François Morel, humoriste, comédien et chanteur

Un rire bienveillant, parfois mordant

 

Depuis les Deschiens qui ont révélé François Morel, son univers n’a cessé de s’étoffer de même que son public, et même la presse est de plus en plus unanime. Avec ses spectacles d’une rare humanité, qu’il enchaîne depuis qu’il a quitté la troupe de Jérôme Deschamps, des pièces de théâtre, des films, sa carrière de chanteur, ses livres et ses chroniques radios, cet artiste très attachant est devenu incontournable.

 

Si l’on a connu François Morel dans un registre purement comique par le passé, il est certain qu’aujourd’hui il ne refuse plus l’émotion et s’inscrit dans un mélange des genres qu’il affectionne lui-même en tant que spectateur, et surtout qui lui va merveilleusement bien. Comme la période que nous vivons est dure et violente, il estime que les gens venant au théâtre ont besoin d’apaisement et a conçu ses deux derniers spectacles sur un mode plus empathique, où la tendresse et la poésie se mêlent délicieusement à l’humour. Depuis qu’il a entamé une carrière de chanteur en 2006 en écrivant évidemment lui-même ses textes, il a l’impression de se mettre un peu plus à nu.

Son humilité l’empêche d’accepter la parenté avec Raymond Devos qu’il considère comme un maître, même s’il reconnaît : « Je ne veux pas que mon humour soit cynique ni en dessous de la ceinture, j’ai envie que l’on puisse en rire sans en avoir honte. » Son dernier spectacle, Hyacinthe et Rose, correspond apparemment à une attente du public qui vient nombreux le voir au théâtre de l’Atelier à Paris (il sera ensuite en tournée en 2016) et semble touché : « Les gens me disent que le spectacle réveille leur imaginaire et leur donne envie d’évoquer leur propre enfance. »

 

La vocation du rire

Enfant secret aimant faire rire ses camarades, il nous explique qu’au fond il n’a pas tellement changé : « Le rire a longtemps été mon rapport aux autres, l’âge venant pas seulement, mais je ne pourrai pas me passer du rire, c’est une forme de politesse d’essayer de mettre de l’humour dans les spectacles. » Sa vocation est donc née très tôt lorsqu’enfant il était fasciné par les humoristes et les chanteurs, puis en montant des petits spectacles avec ses copains. Ensuite, il intègre l’école nationale de théâtre de la rue Blanche à Paris, en se disant que ce serait long pour réussir n’ayant pas un physique de jeune premier, il s’identifie alors à Jean Rochefort ou Jean-Pierre Marielle. Cela ne l’empêche pas de commencer à écrire des sketches avec Marina Tomé, ils se produisent pour des comités d’entreprise ou dans des petites salles comme celle de Saint-Georges des groseilliers dans l’agglomération de Flers en Normandie, la commune de son enfance.

Il se présente à des castings et obtient un rôle dans une pièce avec Robert Hirsch et Darry Cowl, puis dans Napoléon avec Serge Lama, avant que Jean-Michel Ribes lui confie le personnage d’Alfred le groom dans la série télévisée Palace diffusée sur Canal + puis sur Antenne 2. Sachant que François Morel écrit des sketches, le metteur en scène lui demande d’en écrire pour son personnage : « Cela a contribué à me donner un peu d’assurance. La série n’a pas marché tout de suite, sans doute trop novatrice, elle était vraiment en rupture avec ce qui se faisait à l’époque. C’est après que l’on en a beaucoup parlé. »

 

La troupe des Deschiens

Autre rencontre très importante dans sa carrière, celle avec Jérôme Deschamps dont il va faire partie de la troupe durant dix ans : « Avec lui, j’ai appris à prendre l’humour au sérieux, les spectacles étaient à la fois drôles, burlesques et très exigeants. Pendant les périodes de répétition, le travail d’improvisation était très libre et ouvert, puis quand le spectacle démarrait il devenait une machine de guerre, c’était très écrit. Il y a chez Jérôme Deschamps une intelligence de la scène, avec une volonté de ne pas appuyer ou souligner les choses pour laisser de la place à l’imaginaire du spectateur. » Outre les spectacles sur scène, la troupe de Jérôme Deschamps se fait connaître du grand public avec les Deschiens, série de sketches diffusée sur Canal dès 1993. Pour François Morel, acteur central de cette série, les Deschiens n’ont jamais eu un caractère sociologique à ses yeux, il s’agissait juste de forcer un peu le trait : « Les sketches faisaient plutôt rire les gens de chez moi dans l’Orne, par contre certains parisiens étaient choqués, en particulier ceux qui avaient de la condescendance pour les gens de la campagne. » Parmi les plus fameux, le comédien évoque celui où il reproche à son fils de préférer lire Marguerite Yourcenar plutôt que les mémoires de Poulidor, celui sur les autoroutes de l’information ou un autre sur le chanteur d’opéra. Jamais écris à l’avance, juste des idées lancées avant de tourner, les comédiens improvisent face à la caméra et affinent le sketch en quelques prises.

 

Une carrière protéiforme

Le succès rencontré par les Deschiens propulse François Morel dans une autre dimension, qui lui permet d’enchaîner ses propres spectacles, des rôles au théâtre, au cinéma et dans des téléfilms. S’il a tendance à privilégier son univers et ses mots sur scène en essayant chaque fois de se renouveler, cela ne l’empêche pas de vivre de grands moments théâtraux comme Les diablogues de Roland Dubillard qu’il joue avec Jacques Gamblin, ou Le bourgeois gentilhomme dans le rôle-titre mis en scène par Catherine Hiégel. Il aime aussi le cinéma lorsque son emploi du temps le lui permet : « C’est une autre manière d’aborder l’art dramatique, qui n’est pas plus facile que le théâtre comme certains le disent. » Parmi les films qui lui tiennent à cœur, il y a la trilogie de Lucas Belvaux avec Un couple épatant dans lequel il tient le rôle principal aux côtés d’Ornella Muti, et ceux tournés avec Pascal Thomas, notamment L’Heure zéro d’après Agatha Christie où il est également en tête de distribution. Heureusement les réalisateurs ne le cantonnent pas qu’à la comédie et lui proposent parfois des personnages plus dramatiques, comme récemment Monsieur Paul qu’il vient de tourner pour France 2 où il joue Paul Touvier.

 

L’écriture, des spectacles aux chroniques radios

La période des Deschiens où il improvisait beaucoup de même que l’arrivée de l’ordinateur ont contribué à déstresser François Morel dans son rapport à l’écriture : « Je n’ai plus l’angoisse de la feuille blanche et en plus comme j’avais une obsession du propre en écrivant, chaque fois que je n’étais pas content d’une chose j’étais obligé de tout réécrire, alors que maintenant avec l’ordinateur c’est tellement simple. » En plus de l’écriture de ses spectacles, il régale les auditeurs de France Inter depuis 2009 tous les vendredis matin à 8h55 d’un billet drôle ou émouvant voire les deux, ou parfois cinglant sur certains sujets ou personnes qui le font sortir de ses gonds. Ses savoureuses chroniques écrites d’une très belle plume, véritable antidote à la morosité ambiante, sont également publiées sous forme de recueil, comme récemment « Je rigolerai qu’il pleuve », et peuvent l’inspirer pour créer un spectacle comme « La fin du monde est pour dimanche » qu’il rejouera en 2016 : « Il m’arrive d’être plus politique à la radio que sur scène, où je n’aime pas trop mettre des noms propres dans mes spectacles. » Au sein de la matinale de France Inter déjà très écoutée par ailleurs, les billets de François Morel sont attendus chaque vendredi par un nombre d’auditeurs sans cesse croissants, qui a rendu plus intime le rapport au public de l’humoriste. Bénéficiant d’une totale liberté, il aime surprendre chaque semaine passant d’une fantaisie pure à une indignation ou à un vibrant hommage comme ceux rendus en leur présence à Jacques Higelin, Catherine Deneuve ou Fabrice Luchini.

 

La détermination d’un passionné

Si à priori rien ne le disposait socialement et familialement à devenir artiste, il a dû faire preuve d’un certain entêtement pour y arriver, de même tout au long de son parcours il n’a jamais rien lâché pour mener à bien un projet. Amoureux de la chanson, il en écoutait beaucoup et a même songé étant jeune à se lancer dans une carrière, François Morel aura finalement attendu 2006 pour franchir le pas. Même s’il a pris goût à l’exercice et que cette nouvelle facette de son talent a été bien accueillie, il pense que le public ne vient pas pour entendre une grande voix mais plutôt une parole. Se retrouver sur scène est bien le moment que l’artiste a toujours préféré dans son métier, et à l’inverse ce qui l’ennuie : « Je pourrai dire la promotion mais ce ne serait pas poli. Parler aux gens est agréable dans l’absolu, mais la promotion est souvent condensée sur une courte période où on répète sans cesse la même chose, c’est un peu creux. »

Toujours attaché à son Orne natale où vit sa mère, François Morel est resté simple tant dans son comportement avec les autres que dans ses loisirs : « J’aime ramasser les feuilles dans mon jardin, même si ça me provoque des lumbagos, aller à la piscine, me promener, lire, voir des films, aller au resto avec des copains. » Après « Hyacinthe et Rose », il va enchaîner avec un nouveau spectacle en chansons mis en scène par la chanteuse Juliette, puis il partira en tournée avec « La fin du monde est pour dimanche ». Pour l’avenir, il aimerait développer l’écriture de chansons pour les autres, comme il l’a déjà fait pour Juliette Gréco ou Maurane : « Penser aux autres fait écrire différemment, c’est très agréable. » Sinon, un beau rôle au cinéma avec un grand cinéaste ne lui déplairait pas …

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Gilles Pudlowski, critique gastronomique

Publié le par Michel Monsay

Gilles Pudlowski, critique gastronomique

L’éclaireur de nos papilles

 

Fils spirituel de Christian Millau, Gilles Pudlowski est devenu en 40 ans d’exercice l’un des tous meilleurs chroniqueurs gastronomiques. Ses guides Pudlo, ses nombreux ouvrages, son blog, témoignant d’une belle plume et d’une finesse de jugement, ont bâti sa réputation et lui ont permis de durer dans ce métier si convoité qui nous fait tous saliver.

 

Constamment les sens en éveil pour alimenter son blog « Les pieds dans le plat » et pour les guides qu’il sort régulièrement, Gilles Pudlowski écume les restaurants de la capitale, d’Alsace ou d’ailleurs avec la même gourmandise et le même amour de la gastronomie qu’à ses débuts. Sa région de cœur où il possède une maison, l’Alsace, sur laquelle il a écrit une trentaine d’ouvrages dont Le dictionnaire amoureux de l’Alsace, est la seule à avoir un guide Pudlo sortant chaque année hormis celui de Paris, qui a fêté en 2015 son 25ème anniversaire.

La méthode du critique gastronomique qui arrive incognito dans un restaurant, Gilles Pudlowski n’y croit pas et pense que cela ne change rien à la qualité de la cuisine proposée. En tout cas, être accueilli à visage découvert et souvent ne pas payer l’addition, excepté pour les petits établissements, ne l’empêche pas de dire que ça ne lui plaît pas. Il a récemment éreinté un restaurant de Bâle doublement étoilé au Michelin. Cependant, sa critique est moins dure qu’à ses débuts : « Il est plus difficile de mal manger aujourd’hui qu’autrefois, on est beaucoup plus insistant sur le frais et la qualité des produits. »

 

Des guides au blog

Le poids de l’expérience fait que Gilles Pudlowski connait aujourd’hui comme nul autre pareil les restaurants parisiens. Il a d’ailleurs toujours été précurseur, l’exemple d’Alain Passard en atteste, promu chef de l’année dans le Pudlo Paris 1990 il n’a obtenu les 3 étoiles au Michelin qu’en 1996. Très bien conçu, vivant et écrit dans une belle langue évocatrice, son guide parisien 2015 regorge d’adresses, plus de 2600, où il met à l’honneur restaurants, artisans et commerçants de bouche, bars et salons de thé. Dans la première décennie des années 2000, il publiait également chaque année un guide France et ponctuellement d’autres guides régionaux, Bretagne, Lorraine, Corse mais à partir de 2010 son blog les a remplacés. Poussé par son fils, il a su prendre le virage du numérique en créant « Les pieds dans le plat », qui aujourd’hui compte 300 000 visiteurs par mois, tout en étant très actif sur les réseaux sociaux.

En plus de ses chroniques gastronomiques quotidiennes, il y écrit une fois par semaine « Les chuchotis du lundi » où il dévoile les scoops de ce monde de la cuisine qu’il connaît si bien, avec une plume qui n’hésite pas à se faire incisive. Ce blog a changé sa vie, le journaliste n’a plus les contraintes de calibrage des articles de la presse écrite, il peut se lâcher, notamment lorsqu’un établissement l’a conquis, et laisser libre cours à un vrai talent d’écriture. Il publie aussi des critiques littéraires, son autre passion, et de manière générale trois ou quatre articles par jour sont mis en ligne, ce qui correspond au rythme de travail intense qu’il affectionne : « En arrivant dans une ville, j’essaie de voir toutes les nouveautés en restauration et commerce de bouche de qualité. »

 

Rigoureux et littéraire

Pour caractériser sa patte il faut remonter à ses débuts, qu’il nous explique par une citation littéraire : « Malraux disait : Faulkner c’est l’intrusion de la tragédie grecque dans le roman policier, et m’en inspirant j’avais dit que Gault et Millau, c’est l’intrusion de la littérature dans la critique gastronomique. J’ai pris le côté littéraire du Gault et Millau de la belle époque, mais aussi le côté rigoureux et précis du Michelin. » L’influence de Gilles Pudlowski, acquise au fil des années, lui a valu entre autres d’être cité par le magazine Marianne dans les 100 personnes qui font la France en l’an 2000, le considérant comme le fils spirituel de Christian Millau.

Sa curiosité, sa passion, ses papilles aux aguets dès qu’il arrive dans un établissement, ne connaissent aucune lassitude et s’il écrit lui-même la quasi-totalité des articles, il a néanmoins une dizaine de collaborateurs qui le secondent. La longévité du Pudlo, qui est l’un des seuls guides à résister à l’épreuve du temps, témoigne de la pertinence et du savoir-faire de son auteur. D’autres critiques gastronomiques célèbres comme Jean-Luc Petitrenaud ou François Simon s’y sont essayés mais n’ont pas tenu la distance, même le Bottin gourmand a cessé de paraître et le guide Michelin est passé en 15 ans de 600 000 exemplaires vendus à 60 000. Parallèlement, il écrit toujours dans plusieurs publications comme Saveurs, Cuisine et vins de France, Les dernières nouvelles d’Alsace et le Républicain lorrain.

 

Les hasards de la vie

Evidemment, son jugement s’est affiné au fil des années : « Comme disait un ancien dirigeant du Gault et Millau : Pour bien juger un restaurant, il faut en connaître mille. » Cependant, dès ses premières critiques gastronomiques dans Le quotidien de Paris de Philippe Tesson en 1974 et Les nouvelles littéraires deux ans plus tard avec Jean-François Kahn, il se fait remarquer par Christian Millau qui lui propose de collaborer au Gault & Millau : « Il m’a dit : Dans ce métier, les gens savent soit manger soit écrire, rarement les deux, parfois aucun des deux. Si vous savez faire les deux, vous êtes sûr de réussir. » C’est pourtant un hasard qui le fait démarrer dans la gastronomie. Il y a bien son père qui l’emmène au restaurant assez souvent, mais sa première passion dès son adolescence est le journalisme politique. Pour cela il fait Sciences-Po jusqu’au troisième cycle et une licence d’histoire où il a comme prof Jean Poperen, qui lui inspire un mémoire. Il veut refaire le monde, écrit des poésies et entame sa carrière de journaliste, politique au début, puis très vite littéraire jusqu’à ce que Jean-François Kahn demande à chacun de s’occuper d’une rubrique en plus. Gilles Pudlowski choisit la gastronomie, dont il est friand, sans savoir qu’elle va prendre une place considérable dans son parcours, et aujourd’hui encore il s’en étonne.

 

Gastronomie et littérature

Dès 1979, il écrit pour Paris Match parallèlement au Gault et Millau puis en 1986 démarre sa longue collaboration avec Le Point qui s’achève en 2014, où il assure en plus des chroniques gastronomiques, des critiques littéraires. Même s’il est un peu moins connu pour cet aspect de sa carrière, il continue néanmoins à en publier régulièrement sur son blog, et tout au long de sa vie le monde littéraire a toujours été très important pour lui, les écrivains Robert Sabatier et Jean-Marc Roberts ont été deux de ses meilleurs amis. Son honnêteté, qui le pousse à dire sans détours dans ses articles ce qu’il ressent d’une cuisine ou d’un restaurant, lui a parfois valu des procès, qu’il a toujours gagnés comme celui contre Régine lorsqu’elle était propriétaire de Ledoyen. Le Figaro avait titré au lendemain du verdict : « La justice reconnait la critique gastronomique. » A bientôt 65 ans, il n’a pas eu l’occasion jusqu’à présent, mis à part quelques collaborations ponctuelles, d’animer ou de participer à une émission à la télé ou la radio, et il reconnait être ouvert à toutes propositions.

 

Français et libre

En dehors des guides gastronomiques, parmi les nombreux livres qu’il a écrits, quatre d’entre eux témoignent de son amour pour la France : « Moi juif polonais né à Metz, dont la grand-mère parlait yiddish et la mère ne parlait pas français, j’étais meilleur au lycée que les français de souche. Tous les jours je me dis que j’ai la chance de vivre en France, je la connais par cœur dans tous ses recoins, et je suis fasciné par ses paysages et ses produits agricoles. » Rigoureux, obstiné, constant, fidèle, voici quatre adjectifs qui définissent bien la personnalité de ce gastronome qui ne laisse rien passer. Privilégiant les déjeuners plutôt que les dîners, le bon-vivant a su garder la ligne malgré toutes les merveilles culinaires ou plats décevants qu’il goûte quotidiennement. Pour l’avenir, à travers son blog, ses ouvrages et d’éventuelles futures collaborations, il souhaite simplement continuer à faire son métier de manière aussi libre.

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Coup de cœur pour la dame de Pic

Publié le par Michel Monsay

Coup de cœur pour la dame de Pic

Seule femme en France à avoir 3 étoiles au Michelin, Anne-Sophie Pic a également été élue meilleure femme chef du monde en 2011. Sa simplicité, sa quête perpétuelle pour donner du bonheur aux gens par son immense talent, révèlent une profonde humanité. Après son grand-père et son père, elle est la troisième à hisser la maison Pic à Valence au plus haut de la gastronomie, et possède parallèlement plusieurs adresses où elle décline sa cuisine pour être accessible au plus grand nombre.

 

Marraine de la fête de la gastronomie qui aura lieu le dernier week-end de septembre dans toute la France, Anne-Sophie Pic a choisi l’audace et la créativité, qui lui vont merveilleusement bien, comme thèmes pour l’édition 2015. La chef veut mettre en valeur les tartines à travers des recettes simples et d’autres plus complexes qu’elle va réaliser pour l’occasion. C’est important pour elle de participer à cet événement : « Bien manger est une valeur de plaisir et de partage dont les français sont de plus en plus conscients. »

Après la cuisine de son restaurant principal à Valence qui a été totalement refaite, Anne-Sophie Pic va disposer d’une cuisine d’essais qui lui permettra de pouvoir créer pour tous ses restaurants de manière plus efficace : « S’ouvrir l’esprit avec d’autres restaurants comme celui de Lausanne ou de Paris ou en faisant des repas pour Air France me permet d’être dans l’adaptation, dans l’évolution, tout en n’étant pas cloisonnée à l’intérieur d’un seul restaurant. Je n’ai pas voulu m’enfermer dans la tour d’ivoire de la haute cuisine, je suis quelqu’un de simple dans ma vie quotidienne, et il n’y a pas de domaine d’intervention que j’exclue aujourd’hui, quelle que soit la catégorie de prix. » La cantine gourmande qu’elle a ouvert l’année dernière à Valence en est le parfait exemple.

 

Les 3 étoiles

Les Pic sont la seule famille en France à avoir obtenu 3 étoiles sur 3 générations, et bien évidemment lorsqu’Anne-Sophie se les ait vues attribuer en 2007, ce fut un moment très fort : « C’était presqu’un devoir de mémoire par rapport à ma famille mais aussi une envie personnelle de reconnaissance, sachant qu’il y avait toute une équipe qui se battait à mes côtés pour ces 3 étoiles. Ce n’était pas un aboutissement mais le début d’autre chose, et depuis je me suis encore plus épanouie, ma cuisine ayant beaucoup évolué en 8 ans. » Même s’il y a de plus en plus de femmes dans cette profession qui essaie de gommer son image misogyne, Anne-Sophie Pic est la seule chef en France à être triplement étoilée et elles ne sont que 5 dans le monde.

Outre la volonté, le travail et l’investissement personnel très important dont elle a dû faire preuve, la cuisinière a su transformer sa grande sensibilité voire son émotivité en force, et ainsi cultiver son intuition. Pour définir sa patte, il faut parler d’associations de saveurs, de travail de textures et de cuissons, également de légèreté, d’éphémère notamment pour les sauces préparées au tout dernier moment, mais aussi de cuisine belle à regarder, à sentir, à goûter.

 

La chef dans sa cuisine

Avec son équipe, elle a un comportement assez maternel et a besoin de travailler dans la sérénité : « Je ne supporte pas les cris et la nervosité en cuisine, il y a déjà suffisamment de pression pour être le plus précis possible. De même pour l’environnement de notre cuisine, j’avais besoin de beaucoup plus de douceur, et depuis janvier notre nouvelle cuisine est non seulement entourée de verdure mais elle est surtout entièrement blanche, je ne voulais plus de l’inox que je trouve dur et masculin. » Sa curiosité toujours en alerte alimente ses nouvelles idées de plats, elle aime aller rencontrer des fournisseurs, découvrir un produit, visiter un pays, faire le marché. Enrichir en permanence sa palette lui permet de trouver de nouvelles complexités aromatiques, et le berlingot, un de ses plats signatures, l’illustre on ne peut mieux : « C’est un pliage de pâte verte au thé matcha en forme de berlingot, à l’intérieur un crémeux de chèvre de Banon légèrement fumé, et une sauce composée de thé matcha, de bergamote, de cresson et de  gingembre. Tout doit être lisible dans les goûts mais on doit ressentir une intensité, une profondeur. En mangeant un plat, au bout de la troisième cuillère il faut qu’il y ait encore autre chose, un goût qui se révèle par rapport à un autre, il ne faut pas de linéarité. » L’humilité qui la caractérise l’amène à se remettre en question pour faire évoluer sa cuisine, et la légèreté en est une des principales transformations. Après avoir commencé par faire des beurres montés aromatisés, elle en est arrivé aujourd’hui aux bouillons très légers sans pratiquement de beurre ou de matière grasse.

 

Son terroir

Profondément attachée à ses racines à Valence, Anne-Sophie Pic s’y sent en cohérence avec ce qu’elle est, même si elle aime partir de temps en temps pour s’ouvrir à d’autres cultures. La création est le moment qu’elle préfère dans son métier, sans oublier pour autant le témoignage des autres : « Lorsque les gens sont émus, ça me touche, ça me porte. » Si elle ne peut s’investir totalement sur toutes ses entités, elle essaie d’en superviser le maximum. À Valence, en plus du restaurant 3 étoiles au Michelin, elle possède avec son mari un hôtel 5 étoiles, un bistrot, une cantine gourmande, une épicerie et une école de cuisine. À Paris, un restaurant 1 étoile, La dame de Pic, et elle est également la chef d’un palace à Lausanne où elle a 2 étoiles.

Avant d’arriver à cette réussite exceptionnelle, contrairement à ce que l’on pourrait penser, les débuts ont été très compliqués. Le décès brutal de son père en 1992, qu’elle adorait et près duquel elle était revenue pour apprendre la cuisine deux mois avant sa mort, a provoqué un énorme choc psychologique et l’a laissée seule face au regard blessant des autres. Une femme en cuisine, qui en plus avait fait des études, était forcément mal vue dans cet univers encore très masculin à l’époque, mais cette hostilité a dopé l’apprentie cuisinière et lui a donné la rage. D’autant qu’en plus du manque de confiance qu’elle suscitait même en interne, elle a dû se battre lorsqu’ils ont repris le restaurant avec son mari pour éviter le dépôt de bilan, alors qu’ils n’avaient que 23 ans.

 

Un détour avant la cuisine

Après avoir rêvé d’être styliste durant son adolescence, elle intègre une école de commerce à Paris où elle rencontre son mari, et grâce au cycle multinational part une année aux Etats-Unis puis en Asie et y découvre entre autre la cuisine japonaise. Son enfance passée au-dessus des cuisines de son père, a exercé à la fois une fascination mais aussi un rejet. C’est ce dernier qui a pris le dessus dans un premier temps, mais à la fin de ses études elle choisit finalement la cuisine : « Mon père tout au long de mon enfance a formé mon palais, il m’a donné une éducation culinaire. Dans ce que je vivais au quotidien avec mes parents, on ne mangeait pas uniquement pour se nourrir, on goûtait constamment de nouveaux plats. » A la mort de son père, ce sont ses adjoints qui vont former techniquement Anne-Sophie Pic. Forcément, on retrouve des similitudes entre leurs deux cuisines : « Il y avait dans la cuisine de mon père une certaine finesse, une précision, une association de saveurs assez novatrice pour l’époque, une touche presque féminine d’une certaine façon. »

 

Une belle personne

Impatiente, il faut que les choses aillent vite, exigeante autant avec elle-même qu’avec les autres, persévérante, elle ne lâche rien, humble, curieuse, sont quelques uns des traits de caractères qui définissent la personnalité de la chef. En dehors de son travail en cuisine, son temps est consacré à sa famille : « Travailler le soir pour une femme, c’est toujours un peu compliqué lorsque l’on est mère de famille, on ressent forcément de la culpabilité mais j’essaie d’être la plus équilibrée possible par rapport à cette équation. » Aujourd’hui à 46 ans, elle a envie de s’investir encore un peu plus dans la fondation qu’elle a créée il y a 5 ans avec son mari, « Donnons du goût à l’enfance », qui est devenu un fonds de dotation pour aider des enfants malades : « Je me suis rendu compte que la cuisine était un vecteur d’épanouissement pour les enfants, et nous avons le projet de réhabiliter la bâtisse qui a vu la naissance du premier restaurant Pic, en maison pour accueillir les enfants. » Quant à ses fabuleuses créations culinaires, elle veut sans cesse continuer à les faire évoluer, ne pas être dans la tendance mais plutôt suivre son propre cheminement.

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La résistance d’un marin

Publié le par Michel Monsay

La résistance d’un marin

Cela fait 27 ans que Laurent Joffrin dirige alternativement les deux journaux emblématiques de la gauche, Le Nouvel Observateur et Libération. Ce passionné d’Histoire qui a écrit une vingtaine de livres, a largement contribué à développer ces deux titres phares de la presse française et à les sortir de situations très délicates, comme récemment à Libération avec l’aide des nouveaux actionnaires.

 

Depuis un an, Laurent Joffrin est revenu à la tête de Libération, fonction qu’il avait déjà occupée à deux reprises, dans un climat très tendu entre les actionnaires et la rédaction. Il lui a fallu apaiser les uns et les autres, assumer un plan social avec 90 départs pour éviter la banqueroute, et définir un projet de rénovation et de réorganisation du journal et du site Internet. Après des mois compliqués, il est en passe avec son équipe de pérenniser Libération avec comme ligne éditoriale de réinventer les valeurs de la gauche : « Dans la société française, la gauche est sur la défensive. Il faut donc prendre des positions tout en restant ouvert sur des valeurs de justice et d’égalité sans se rattacher à un courant. Egalement, faire beaucoup de journalisme sans sectarisme en donnant la parole à tout le monde et en racontant les choses comme elles sont. Avec la poussée du libéralisme et du nationalisme, les valeurs de la gauche sont en recul dans le monde, nous cherchons dans la société tout ce qui peut les renouveler. Il est évident que la gauche est en train de changer. »

 

Le renouveau de Libération accentué par le drame de Charlie hebdo

Le but de Laurent Joffrin est de proposer un journal humaniste, privilégiant des histoires d’hommes et de femmes plutôt que des tendances ou autres concepts abstraits, un journal qui garde ses distances avec le pouvoir même lorsqu’il est de gauche. Les nouveaux actionnaires, Bruno Ledoux et Patrick Drahi, ont garanti à la rédaction son indépendance et n’interviennent en aucune façon dans le contenu de Libération. Malgré la multiplication des supports d’information, l’édition papier du journal a toujours un impact plus fort qu’Internet, notamment auprès des politiques : « C’est un passeport pour apparaître dans le débat public. »

A peine passé le choc affectif profond de l’attentat perpétré à Charlie hebdo, l’équipe de Libération s’est totalement mobilisée en accueillant dans ses locaux la rédaction du journal satirique, qui est toujours présente aujourd’hui, et en sortant des numéros très réussis : « Je pense que l’on a exprimé ce que ressentaient les gens, à la fois par notre cousinage avec Charlie et par les valeurs que l’on défend traditionnellement, de tolérance, de laïcité et bien sûr de liberté d’expression. On s’efforce de faire en sorte que ces attentats n’aient rien changé, je crois que c’est la meilleure réponse. »

 

Un patron recherché

Les allers-retours entre Le Nouvel Observateur et Libération, Laurent Joffrin ne les a pas provoqués, ce sont les actionnaires chaque fois qui lui ont demandé de venir prendre la direction du journal lorsqu’il était en difficulté, puis ensuite les journalistes qui l’ont élu directeur de la rédaction. Le format quotidien plutôt qu’hebdomadaire a sa préférence, il le trouve plus vivant et aime la prise en temps réel avec l’actualité, il reconnaît cependant qu’aujourd’hui avec l’accumulation de médias, un quotidien ne doit pas être redondant et doit apporter une valeur ajoutée à chaque numéro.

Lorsqu’il a dirigé la rédaction du Nouvel Observateur à partir de 1988, il a contribué à le moderniser et le développer pour en faire dès 2000 le premier hebdomadaire d’information, ce qui est toujours le cas aujourd’hui avec plus de 500 000 exemplaires par semaine. Au rayon des souvenirs, le témoignage d’amitié de son équipe lors de ses deux premiers départs du magazine l’a beaucoup ému, mais sur le plan rédactionnel, le numéro spécial réalisé entièrement à Moscou avec 30 journalistes dont Françoise Giroud et Jean Daniel, sous Gorbatchev au moment de l’effondrement du communisme, restera un moment inoubliable. Du côté de Libération, les opérations d’aide et de soutien au mouvement Solidarnosc qui luttait contre le pouvoir communiste polonais et à un journal bosniaque détruit par les bombes serbes au moment de la guerre, sont des souvenirs très forts pour Laurent Joffrin. Pour lui, un bon journaliste est une sorte de candide, il doit toujours s’étonner de tout et ne jamais être blasé.

 

De l’Histoire passée à celle en marche

Au cours de sa carrière, en plus des invitations régulières sur les plateaux télé et radio, il a lui-même proposé des émissions historiques sur France 5 comme « Les détectives de l’Histoire » ou culturelles sur France Inter. Dans la continuité de son travail journalistique, il écrit des essais politiques et des romans historiques, le plus souvent durant ses vacances, où il aime ce travail solitaire qui contraste avec sa vie au cœur d’une rédaction tout au long de l’année. Le dernier en date, « Le réveil français », sonne comme un coup de gueule : « Je suis énervé par cette ambiance de détestation de la France, tous ces gens, comme Zemmour ou Finkielkraut, qui prétendent aimer notre pays et n’en disent que du mal. Ce pessimisme idéologique est foncièrement réactionnaire, et je le combats depuis toujours pour aller dans le sens des promesses de la Révolution française. »

Le moment qu’il préfère dans son métier est incontestablement lorsqu’il se passe un événement fort, même s’il admet que c’est un peu cynique de dire cela puisqu’il s’agit souvent de malheur, et que toute l’équipe se réunit pour traiter cet événement le mieux possible : « Nous sommes les agents de la curiosité humaine, les gens sont toujours attirés par ce qui est inhabituel et dramatique. »

 

La politique en fil conducteur

Sa vocation est née en lisant Tintin, puis en voyant deux films, « Les hommes du Président » et « Bas les masques » avec Humphrey Bogart qui se bat contre un mafieux pour sauver son journal. Son enfance dans une famille divisée a déjà un caractère politique, avec son grand-père pétainiste puis son père devenu un ami de Le Pen d’un côté, et sa mère qui avait été résistante de l’autre, décédée alors qu’il n’a que trois ans. Laurent Joffrin participe à Mai 68 à l’âge de 15 ans tout en étant méfiant à l’égard de la rhétorique révolutionnaire, et s’oriente derrière François Mitterrand dans la rénovation du parti socialiste. Il en devient militant dès 1972, y côtoie tous les futurs ténors du PS en étant membre du courant de Jean-Pierre Chevènement, il est même propulsé secrétaire national de la jeunesse socialiste. Après avoir été étudiant à Sciences-Po, une carrière politique s’offrait à lui mais sa timidité conjuguée à son refus de venir fonctionnaire, l’ENA étant une étape quasi incontournable à l’époque, lui ont fait choisir le journalisme. C’est donc au Centre de formation des journalistes qu’il continue ses études puis intègre l’AFP. Après un passage dans un journal économique, il est embauché en 1981 à Libération qui est en plein essor sous l’impulsion de Serge July. Durant 7 ans, il se fait un nom en passant par le service économique, puis en étant grand-reporter, chef du service société et en devenant éditorialiste où il crée la page « Rebonds », avant de se voir proposer la direction de la rédaction du Nouvel Observateur.

 

La voile, la guitare et les voyages

D’un naturel gentil mais têtu, il s’énerve rarement mais fortement et possède un tempérament résistant aux difficultés, comme un marin précise-t-il. La voile a été tout au long de sa vie, son univers de rechange : « Lorsque je mets le pied sur un ponton, je change de monde, le temps n’a plus le même sens, tout est lent au contraire de la vie parisienne. » Laurent Joffrin arrive à en faire une dizaine de fois dans l’année, et depuis trois ans son bateau a quitté son port d’attache à Granville. Il le promène d’un port à l’autre, le laisse là où il arrive et le reprend deux mois plus tard. Actuellement à Oostende, son voilier est même allé jusqu’à Londres. Il aime aussi beaucoup la musique : « Je joue de la guitare comme un pied mais ça m’amuse. J’ai un groupe de rock avec des copains, qui sont plutôt bons musiciens comme François Reynaert de l’Obs. Mon fils, qui en fait professionnellement, se joint parfois à nous. »

A 63 ans, son désir présent est que Libération illustre une gauche renouvelée véhiculant des valeurs de progrès et d’égalité, tout en continuant lorsqu’il a un peu de temps à écrire des livres. Pour plus tard, il rêverait de partir sur les traces de Joseph Conrad ou Jack London, notamment dans le Klondike au nord du Canada là où a eu lieu la ruée vers l’or à la fin du XIXe siècle. En attendant de passer à l’acte, il va écrire dans le supplément été de Libération, une série d’articles sur des écrivains qui ont mis une de leurs aventures dans un roman : «  Comme Malraux, qui a dérobé des statues khmères au Cambodge, s’est fait prendre, a fait de la prison et a écrit ensuite « La voie royale ». Ou Orwell qui est allé se battre en Espagne au moment de la guerre, ce qui lui a inspiré « 1984 ». »

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Le conteur populaire

Publié le par Michel Monsay

Le conteur populaire

Légende de la télévision et de la radio, Pierre Bellemare en 60 ans de carrière a présenté le premier jeu télévisé, le premier téléachat, et raconté de sa voix si particulière un nombre impressionnant d’histoires et continue de le faire aujourd’hui. Parallèlement, les livres de faits divers sordides ou mystérieux qu’il écrit depuis 40 ans avec son équipe se sont toujours très bien vendus.

 

De la même manière qu’il avait été fait chevalier du mérite maritime il y a quelques années pour son investissement dans la plaisance, lui qui a navigué durant 40 ans en Méditerranée, Pierre Bellemare vient d’être fait chevalier du mérite agricole. Avec sa femme, ils ont quitté les rives de la Côte d’Azur et ont vendu leur voilier, pour s’installer dans le Périgord où ils possèdent depuis 15 ans un manoir entouré de 50 ha de forêt et de prairies avec des vaches, des ânes, des chèvres, des oies et des paons. Il y a retrouvé la beauté et la quiétude des paysages vallonnés et boisés de son enfance normande à Condé sur Noireau. Amoureux de sa nouvelle région d’adoption, il est toujours disponible de manière totalement bénévole pour participer à une manifestation dans son département de la Dordogne ou pour aider une association, facteurs qui ont dû contribuer à sa promotion, de même que la demande auprès du Ministère de l’agriculture de Cyril Hanouna, avec lequel il travaille sur Europe 1. La plaisance et la campagne sont deux pans essentiels de la vie de Pierre Bellemare, qui ne sont pas forcément très connus du grand public, et il a été très honoré d’être décoré pour ces deux passions.

 

Le bonheur de raconter

Après avoir longtemps été un pilier des Grosses têtes aux côtés de son ami Philippe Bouvard sur RTL, en septembre 2013 Pierre Bellemare change de station pour donner la réplique aux fantaisies de Cyril Hanouna dans l’émission Les pieds dans le plat sur Europe 1. Chaque début de semaine, il quitte son petit paradis, prend l’avion à Agen pour venir participer mardi et mercredi à l’émission, et bien évidemment raconter des histoires. C’est vraiment là son cœur de métier. Il ne ressent aucune lassitude malgré les années, et d’ailleurs NT1 et RTL9, toutes deux chaines de la TNT gratuite, diffusent et rediffusent Les enquêtes impossibles, dont Pierre Bellemare a enregistré 60 nouvelles l’année dernière. Il travaille pour cela en osmose complète avec la même personne qui s’occupe du prompteur depuis de très nombreuses années. Ce technicien connait parfaitement sa manière de raconter et sait exactement à quel moment ralentir ou accélérer le défilement du texte. Il est à signaler que c’est Pierre Bellemare qui a importé le prompteur en 1957 après un séjour aux Etats-Unis.

A 85 ans, il n’a pas l’intention d’arrêter de sitôt, et prépare un nouveau programme pour la rentrée où il racontera de nouvelles enquêtes avec ce talent inimitable. Sur les conseils de son neurologue qui, suite à un avc, lui a fortement recommandé de continuer à faire travailler son cerveau le plus longtemps possible, l’animateur conteur ne s’est pas fait prier. En plus de ses contributions radiophoniques et télévisuelles, il aime aller à la rencontre du public lors de signatures dans des librairies, lors de soirées où il lit Choses vues de Victor Hugo, ou encore partager son amour pour Charles Péguy, dont il lit La Passion chaque Vendredi Saint dans une église de sa région.

 

Par hasard il trouve sa voix

Pierre Bellemare, c’est d’abord une voix et un débit très caractéristiques, que l’on reconnaît tout de suite et qui a souvent été imitée dans une parodie du téléachat entre autre par Jacques Martin ou Laurent Gerra. L’animateur s’en est d’ailleurs toujours amusé. Pourtant cette voix, il ne l’a jamais travaillée et lorsqu’il démarre dans le métier à 18 ans, il ne songe même pas à s’en servir. Il vient de perdre sa mère, a raté son bac et a rencontré au lycée sa future femme. Grâce à son beau-frère Pierre Hiegel, il commence à travailler dans une société de radiodiffusion en 1948 : « Au début je collais des étiquettes sur les disques, puis peu à peu on m’a confié des responsabilités techniques et un beau jour il manquait un comédien pour enregistrer une voix, je l’ai fait et on m’a dit que je n’étais pas mauvais … C’est aussi à cette époque que j’ai rencontré Jacques Antoine avec lequel nous avons créé des jeux à la radio puis à la télévision, et qui le premier m’a proposé de raconter des histoires. »

 

Gros succès en librairie

Parallèlement à toutes ces histoires qui captivent les auditeurs et les téléspectateurs depuis une cinquantaine d’années, Pierre Bellemare a écrit avec son équipe de très nombreux livres en majeure partie basée également sur des faits divers : « Les faits divers représentent la partie la plus sombre de notre civilisation mais hélas ils existent, et en les racontant j’ai l’impression de participer à une certaine éducation des gens. Le livre le plus douloureux à écrire a été L’Enfant criminel. » Il s’est entouré depuis le début de 5 à 15 documentalistes et auteurs, selon les périodes, chargés pour les premiers de rechercher dans la presse française et internationale les faits divers, et pour les seconds de les scénariser et d’écrire des dialogues. Pierre Bellemare, étant un des auteurs et le rédacteur en chef de tous ses livres, qui ont toujours rencontré un très large public, notamment « Sans laisser d’adresse », sur les gens qui disparaissent du jour au lendemain, son plus gros succès, que l’auteur analyse ainsi : « C’est un phénomène mystérieux qui véhicule beaucoup de suspense et ne comporte aucun aspect criminel. »

 

Pionnier de la télévision populaire

La carrière d’animateur de Pierre Bellemare commence simultanément à la radio et à la télévision, dont il a été un des pionniers en présentant le premier jeu, intitulé « Télé match ». Dès 1954 il sillonne la France où il enregistre les émissions qui sont diffusées en direct grâce à un car émetteur, et fait ainsi connaître la télévision. Tout est nouveau à cette époque, et il faut constamment inventer. Pour cet instinctif qui rêvait étant enfant de construire des ponts et des voies ferrées, tout s’est fait sans élaborer de plan de carrière, et il est devenu naturellement un animateur populaire. Deux grands thèmes dominent son parcours, les jeux dont le plus fameux est sans doute La tête et les jambes, et bien évidemment les histoires qui ont largement contribué à sa réputation. Puis en 1987 sur TF1, il est le premier en France à présenter une émission de télé-achat avec sa complice Maryse Corson, et le fera dans la joie et la bonne humeur durant 7 ans. Ce concept a depuis été repris par bon nombre de chaînes et continue d’être à l’antenne tous les matins. Dans sa longue carrière, il est une parenthèse heureuse et formidable, selon ses propres mots, qu’il a eu le bonheur de présenter avec Jacques Rouland et Jean Poiret de 1964 à 1971, il s’agit de La caméra invisible où l’irrésistible Jacques Legras s’employait à piéger des inconnus dans des sketches scénarisés.

 

Quelle longévité !

Aujourd’hui, après 60 ans de radio et de télévision avec quelques trous par-ci par-là, il est le seul de cette époque à travailler encore sur les deux médias, et rêve un jour de faire une émission sur sa passion des objets d’art populaire. Pourtant à ses débuts, il a essuyé de nombreuses critiques, notamment de Jacques Chancel qui était journaliste de presse écrite à l’époque, et même s’il a très vite appris à les ignorer, il les a découvertes à la mort de son père : « Mon père a suivi ma carrière avec passion dès la première émission, en conservant dans 7 albums reliés qu’il gardait cachés au fond d’une armoire, tous les articles bons ou mauvais qui avaient été écrits sur moi. Il lui arrivait même de répondre aux critiques et d’engueuler les journalistes. Les lendemains d’émission pour avoir absolument toute la presse, il allait dans les gares parisiennes afin d’acheter les journaux de province. »

D’une nature gentille et bienveillante autant avec les gens qui l’abordent qu’avec ses collaborateurs depuis le début de sa carrière, peut-être en opposition avec les années de guerre qu’il a connues durant sa jeunesse, Pierre Bellemare souhaite uniquement que sa santé ne se dégrade pas pour continuer ce métier qu’il aime tant et profiter avec sa femme de sa campagne périgourdine : « J’aime ma vie, je n’ai jamais eu de conflit avec elle. J’ai été, pour un certain nombre de choses, un chanceux, en ayant la vie que je voulais avoir. »

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Une architecture engagée

Publié le par Michel Monsay

Une architecture engagée
Une architecture engagée

A la tête de l’agence XTU avec son associé et mari, Nicolas Desmazières, Anouk Legendre est au cœur d’un renouveau de l’architecture, à la fois plus environnementale, originale et innovante. Parmi ses superbes réalisations, le pavillon France de l’exposition universelle de Milan, la cité des civilisations du vin à Bordeaux et un musée de la préhistoire en Corée du Sud.

 

Se présenter à une exposition universelle pour un architecte est forcément un grand moment, le pays voulant montrer ce qu’il est capable de faire à travers des projets spectaculaires. De plus, le thème de l’alimentation a fortement motivé Anouk Legendre et son équipe, qui souvent incorpore du végétal et de l’agriculture urbaine dans ses réalisations architecturales. D’ailleurs sur celle-ci, du houblon pousse dans la façade. Le projet tout en bois qu’elle a proposé a fait l’unanimité, avec des formes libres, des découpes innovantes et la valorisation d’une filière bois en plein essor pour la construction, depuis la baisse de consommation de papier liée à Internet. Très original, le pavillon français, qui évoque un marché, est un paysage renversé de vallée, collines et montagnes, avec une scénographie non pas au sol mais au plafond dans des caissons qui forment l’architecture du bâtiment. L’aspect novateur intervient aussi dans la conception en 3D avec des logiciels très sophistiqués, et dans la structure de la charpente totalement invisible. Entièrement démontable et réutilisable, ce très beau bâtiment aura une vie à la fin de l’exposition universelle le 31 octobre, puisqu’il sera mis en vente prochainement au plus offrant.

 

Changer les villes

Chaque nouveau projet est l’occasion pour Anouk Legendre de nouvelles expériences pour faire évoluer l’architecture et l’urbanisme vers d’autres pratiques, tout en mettant en valeur le sujet dont il est question. Une cellule de recherche est intégrée au sein de son agence, qui étudie les échanges possibles entre l’architecture et le végétal : « Nous voulons montrer que la ville peut être productive. Demain, beaucoup de matériaux vont disparaître, il nous faut trouver des systèmes pour anticiper les pénuries à venir, d’où l’intérêt de développer une agriculture urbaine. Pour cela, nous nous sommes fortement engagés avec des industriels dans les biotechnologies pour répondre aux enjeux de demain. »

Cette novatrice dans l’âme sent que l’état d’esprit est en train de changer, la ville de Paris notamment a lancé un grand appel d’offres pour réinventer la ville : « En raison de l’accroissement de la population et des économies d’énergie, nous allons devoir concevoir des villes plus denses, et pour que cela soit vivable et agréable, il va falloir trouver d’autres façons de faire entrer le végétal dans la ville, sur les murs et les toits notamment. » L’agence XTU apporte une nouvelle approche du métier d’architecte, en provoquant des partenariats inhabituels avec des professeurs d’université, pour utiliser leur procédé afin d’en faire des systèmes pour le bâtiment.

 

Des bâtiments hors-normes

A la différence des grandes stars de l’architecture, Anouk Legendre déploie une énergie énorme pour rentrer dans le budget initial d’un projet. Avec son équipe, elle a une vingtaine de réalisations à son actif, dont la cité des civilisations du vin à Bordeaux qui ouvrira dans un an et qui montre sa capacité à créer des bâtiments hors-normes : « Ce musée élaboré comme une cathédrale, avec une charpente entièrement en bois, est un hommage au génie du vin et de la Garonne qui coule juste à côté. ». De même avec le musée de la préhistoire en Corée du Sud, où le projet futuriste et harmonieux de XTU a été choisi en 2006 parmi 600 candidats du monde entier : « L’harmonie étant le fondement de la culture coréenne, notre projet se présente comme une calligraphie dans un paysage sauvage et montagneux, je pense que la sérénité qui s’en dégage a séduit le jury. » Anouk Legendre a une nouvelle fois dépassé les limites de son métier, en réalisant outre le bâtiment, la scénographie et les contenus du musée avec l’aide de célèbres préhistoriens. Autre concours gagné, le projet de maison des civilisations à La Réunion, conçu en énergie positive, en ventilation naturelle et favorisant les filières locales. Il a malheureusement été arrêté la veille du démarrage du chantier pour cause d’élections régionales perdues.

 

Original et environnemental

Le talent d’Anouk Legendre et son équipe s’exprime aussi sur des plus petites surfaces comme la chocolaterie de Patrick Roger à Paris, boutique galerie très originale,  conçue comme une bulle d’arômes étirée avec des formes et des volumes audacieux. Les tours de logements sont un aspect important de l’activité très diversifiée de XTU, et celle en cours de finitions réalisée à Strasbourg est vraiment précurseur en la matière puisqu’elle sera à énergie positive. Autrement dit la tour produira plus d’énergie grâce à des panneaux photovoltaïques que ses habitants n’en consommeront. Le côté échange social est aussi une priorité pour l’agence dans ce genre de projets, avec ici un grand local collectif en haut de la tour avec vue sur la ville, pour encourager les gens à faire des activités ensemble. Autre réalisation à Nanterre, une tour avec cette fois des serres de 20 m² en façade pour les logements côté sud, et pour les autres la possibilité de cultiver un potager sur le toit. Comme le dit Anouk Legendre : « Si nous architectes qui sommes à la base de la construction des villes et à l’affût de solutions révolutionnaires, n’engendrons pas de nouveaux usages pour faire évoluer la société, personne ne le fera. »

 

La révolution des micro-algues

Parmi les nombreuses innovations qu’Anouk Legendre apporte à l’architecture, il en est une qui lui tient particulièrement à cœur depuis 8 ans, les micro-algues : « Le plus dur est de faire progresser une idée vers sa réalisation. Pour les micro-algues, c’est la rencontre entre plusieurs domaines. Outre la recherche de financement, il a fallu convaincre différents industriels de travailler ensemble, monter une filière de production et développer un marché. Une façade contenant des micro-algues, c’est le capteur solaire biologique du futur. » Ce projet  a remporté le concours du Fonds unique interministériel, qui récompense l’innovation industrielle, cela lui a valu une subvention de 2 millions d’euros. Une première tour d’une dizaine d’étages à Marne la vallée se verra équiper d’une telle façade d’ici la fin de l’automne. Ces cultures de micro-algues sur les façades permettront de réaliser des économies d’énergies, de lutter contre la pollution en épurant l’air, et de fabriquer des cosmétiques, médicaments et aliments.

 

Un investissement total

Les moments les plus exaltants pour un architecte sont celui de la victoire lors d’un concours et l’attribution d’un projet, mais aussi celui, durant la construction, où le bâtiment se met à exister et lève l’interrogation sur la force qu’il dégage. A côté de cela, les concours perdus ou les projets arrêtés, malgré les mois de recherche et d’élaboration, font aussi partie du quotidien d’Anouk Legendre. Elle s’insurge contre l’image de doux rêveur qui accompagne son métier, alors que la réalité est toute autre : « C’est un métier à la confluence de tous les autres, nous devons comprendre et coordonner les différents acteurs d’un projet, du client aux ingénieurs, en passant par les industriels et les chefs de chantier. Outre l’aspect créatif, c’est un métier très technique où il faut se montrer aussi un bon gestionnaire pour respecter les prix. »

Après avoir hésité entre la peinture et l’agronomie, la jeune fille originaire du Gers qui rêvait de redynamiser les territoires de son enfance, choisit d’entreprendre des études d’architecture incluant une formation de paysagiste et de géographe, commencées à Bordeaux et finies à la Sorbonne. Elle y rencontre son futur mari, également architecte. Rapidement, ils présentent des concours, les gagnent et au bout de trois ans décident de monter leur propre agence en 1994. Leurs premières commandes sont des universités à Lille et à Rennes. Parallèlement, elle s’investit dans une action associative de quartier où elle est déjà une agitatrice d’idées pour le développement économique, social et culturel.

 

Pierre par pierre

Lorsqu’elle a peu de temps, Anouk Legendre aime se plonger dans la littérature japonaise, marcher dans Paris pour respirer l’air du temps, ou voyager à l’autre bout du monde pour aller admirer des paysages et les dessiner. A force de ténacité, à 50 ans, elle enchaîne avec son équipe  les gros projets et espère en gagner d’autres à l’étranger, mais son désir le plus cher est de continuer à être un agent provocateur du renouveau des villes : « Nous participons à la construction d’un monde meilleur mais nous ne sommes qu’une petite pierre dans un océan. »

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Le parti d’en rire mais pas seulement

Publié le par Michel Monsay

Le parti d’en rire mais pas seulement

Si pour le grand public, il reste un des auteurs emblématiques des Guignols de Canal +, Bruno Gaccio dirige aujourd’hui une unité de fiction de la chaîne et s’investit dans un engagement citoyen à travers le parti « Nouvelle donne ». En continuant de coécrire les spectacles de Patrick Timsit et en écrivant régulièrement des essais, l’humour est toujours bien présent dans sa vie.

 

En préparation pour les élections départementales avec Nouvelle donne, le parti politique qu’il a cofondé fin 2013 mais dans lequel il n’a aucun rôle officiel afin de garder sa liberté de parole, Bruno Gaccio participe néanmoins à la communication et l’orientation politique du parti : « Il s’agit aujourd’hui de bien choisir les alliances locales pour être efficace et répondre aux attentes de ceux qui se reconnaissent dans nos idées. Nouvelle donne, c’est un parti socialiste mais de gauche, avec un slogan que l’on s’engage à mettre en pratique : notre adversaire, c’est la finance. » Après avoir longtemps été anarchiste, il a pris conscience du rôle indispensable de l’Etat pour veiller aux équilibres nécessaires à la vie en société, et avec l’âge il a décidé de s’impliquer davantage dans un engagement citoyen.

 

La politique, du rire à l’engagement citoyen

Même si son travail consistait à ricaner, à se moquer des uns et des autres lorsqu’il était l’auteur en chef des Guignols de l’info, cela ne l’a pas empêché d’observer, de se renseigner sur les économies alternatives ou sur le climat. En 2012, il ne croit pas en François Hollande, et milite pour le vote blanc, il est d’ailleurs à l’origine de la loi votée en février 2014 qui reconnait le vote blanc. Puis après l’adoption de la loi de séparation et de régulation des activités bancaires qui ne contient pas de réelle séparation à son sens, sujet sur lequel il attendait François Hollande, il décide de réagir et pousse son ami Pierre Larrouturou, homme politique socialiste spécialisé en économie, à créer Nouvelle donne pour redistribuer les cartes. Après 4 mois d’existence, le nouveau parti obtient 3% des suffrages aux élections européennes, c’est un début. Bruno Gaccio avait franchi une première étape en 2012 en participant à la fondation du Collectif Roosevelt aux côtés de Stéphane Hessel, mouvement citoyen ayant pour but d’apporter des idées et alimenter le débat démocratique. Même s’il ne veut pas consacrer tout son temps à Nouvelle donne, il s’investit davantage avec les élections départementales en allant à Bayeux, Saint-Etienne, Marseille, … pour participer à des réunions.

 

Un homme fidèle

Depuis 2006, Bruno Gaccio dirige La Fabrique, une unité de fictions de Canal +, qui permet à de jeunes auteurs et réalisateurs de créer une première œuvre. Jusqu’ici 23 fictions ont vu le jour : « C’est dans l’ADN de Canal + de travailler avec des artistes qui feront la télé, le cinéma, le théâtre de demain. J’attends d’eux qu’ils soient capables de comprendre leur époque et savoir la décrire avec humour si possible, sans que ce soit une obligation. Même si je préfère toujours un regard léger sur une situation, y compris lorsqu’elle est dramatique. » Il travaille aussi à une renaissance de la chaîne Comédie + qui s’essouffle quelque peu ces derniers temps.

Parallèlement, il continue sa collaboration avec Patrick Timsit démarrée il y a 25 ans, après que celui-ci ait vu le spectacle que Bruno Gaccio avait écrit pour Charlotte de Turckheim. Depuis, tous les spectacles de Patrick Timsit sont écrits à trois mains avec Jean-François Halin, autre auteur des Guignols : « L’écriture d’un one-man-show consiste à aider un artiste à accoucher de ce qu’il est déjà. Nous définissons en commun les thèmes sur lesquels Patrick a quelque chose de spécial à dire. Puis avec Jean-François Halin, nous travaillons pour lui donner la matière. Nous lui faisons les courses en quelque sorte, mais le repas c’est Patrick Timsit qui le fait ! » C’est le cas dans son dernier spectacle, « On ne peut pas rire de tout », en tournée durant toute l’année, dont les textes écrits avant les attentats de janvier prennent depuis une ampleur incroyable.

 

Jouer ou écrire

Après 3 ans de café-théâtre dès 1979 puis de nouveau 3 ans au Théâtre de Bouvard sur Antenne 2 et en tournée, Bruno Gaccio se rend compte qu’il aura plus de chances de gagner sa vie en écrivant qu’en jouant, d’autant qu’on commence à le solliciter davantage pour ses talents d’auteur. Pas évident de réussir dans l’humour lorsque l’on est plutôt beau gosse : « Pour être comique, il faut se faire plaindre. Lorsque j’ai présenté pendant deux ans et demi l’édito de Nulle part ailleurs sur Canal +, certains des auteurs m’écrivaient des blagues où j’avais des problèmes pour entrer en boite ou pour draguer les filles, ça ne fonctionnait pas. Je me suis davantage orienté vers la critique sociale, la politique, ou l’attaque un peu frontale de l’invité de l’émission. Pour Michael Jordan par exemple, j’ai cité toutes les marques pour lesquelles il faisait de la publicité, il y en avait une quarantaine, en les remerciant de nous prêter leur produit le plus cher : Michael Jordan ! »

Cet exercice, qui lui manque aujourd’hui, il l’a continué avec Philippe Gildas le midi sur la même chaîne dans « Un autre journal ». Il a souvent joué dans ses éditos un personnage lourdingue, macho, sûr de lui et le public l’a un peu associé à cette image. Pourtant même s’il aime regarder du foot et raconter des blagues cochonnes, il a dans sa vie sociale un respect total de ce qu’est l’autre quel que soit son sexe ou son appartenance religieuse. Il a longtemps mené un combat pour l’égalité homme-femme notamment dans les médias.

 

La grande période des Guignols

L’écriture humoristique, mis à part ses livres, que ce soit pour les Guignols, ses éditos ou des sketches, a toujours été un travail collectif pour Bruno Gaccio et il est persuadé de l’efficacité de ce mode de fonctionnement. Pour lui, le phénomène d’écriture s’explique par un passage dans le corps : « Cela commence dans le ventre avec l’envie d’aborder un sujet, puis cela passe dans la tête où ça tourne, ça mouline, et cela finit par le cœur car il faut de la tendresse, quelque chose qui attrape les gens. » Les auteurs des Guignols ont bien compris le principe, et la longévité de cette émission satirique atteste de l’adhésion du public. On peut même parler d’influence, que certains ont prêtée aux marionnettes, notamment dans l’élection de Jacques Chirac en 1995. Durant ses 15 années dans l’équipe des Guignols, dont une dizaine en étant le patron, même s’il n’aime pas le terme, Bruno Gaccio politise davantage l’émission et amène l’idée de faire intervenir dans le JT des invités qui jouent la comédie. Ses meilleurs souvenirs restent les soirées électorales de 1995 et 2002 avec l’exaltation de l’écriture improvisée au fur et à mesure que les nouvelles tombent. Chaque fois, ils sont les premiers à annoncer le résultat, une minute avant en 1995, et 20 minutes avant en 2002 où il fait dire à la marionnette de PPD : « Jean-Marie Le Pen est au 2ème tour, il reste 20 minutes, allez voter ! »

 

Indéboulonnable

C’est en 2007 avec l’arrivée de Nicolas Sarkozy au pouvoir que Bruno Gaccio arrête les Guignols : « Il faut avoir un peu de respect pour la personne que l’on caricature, sinon on est méchant et ce n’est pas drôle. » Figure incontournable de Canal +, avec aujourd’hui 23 ans de maison, il se retrouve propulsé à la tête de la révolte en 2002 à l’antenne, lorsque le PDG Pierre Lescure est limogé comme un malpropre, de même que le DG Denis Olivennes, par Jean-Marie Messier patron de Vivendi, actionnaire principal de la chaîne. Les relations de Bruno Gaccio avec la direction sont tendues pendant un moment, il est même espionné dans le but de le discréditer. Lorsqu’il est question de le licencier, toute l’équipe des Guignols, auteurs, manipulateurs de marionnettes et voix, menace de partir.

 

Les hasards de la vie

De son enfance pauvre mais joyeuse à Saint-Etienne, il garde un souvenir mitigé : « Lorsque l’on vit dans une cité à la périphérie d’une ville de province, on est loin de tout, mais on savait à l’époque que l’on pouvait s’en sortir. » A 16 ans, il est dealer et aurait pu mal tourner mais s’en sort grâce à son père, qui décide de déménager dans le centre de Saint-Etienne pour que son fils arrête de fréquenter les gars de la cité. Il commence à travailler dans une imprimerie, entend parler de figuration à la Comédie de Saint-Etienne, découvre le théâtre, la considération d’autrui pour ce qu’il fait, prend des cours d’art dramatique, se met à lire pour apprendre et comprendre le monde. De fil en aiguille, il monte à Paris où il poursuit sa carrière d’apprenti comédien et se lance dans l’écriture pour épater sa copine.

Bien lui en a pris au regard de sa carrière, qui arrive aujourd’hui à un croisement avec Nouvelle donne et les élections à venir. Si ce nouveau parti trouve un électorat, Bruno Gaccio s’y investira davantage, sinon il y a l’option : « Plage, short et je fous rien », son passe-temps favori. Dans tous les cas, il n’envisage pas une seconde de quitter Canal + ni d’arrêter d’écrire des bouquins voire des pièces de théâtre.

 

                                                                                                                      

A lire : Petit manuel de survie à l’attention d’un socialiste lors d’un dîner avec des gens de gauche – Editions Les liens qui libèrent.

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Être philosophe ou ne pas être

Publié le par Michel Monsay

Être philosophe ou ne pas être

Chercheur, essayiste et professeur de philosophie politique à l’Université américaine de Paris et à l’Ecole Polytechnique pour la partie enseignement, et dans un laboratoire du Muséum national d’histoire naturelle et du CNRS pour la recherche, Cynthia Fleury, dont la parole est très prisée des médias, est également psychanalyste.

 

Pour en finir avec la sinistrose ambiante, qui existait bien avant les horribles attentats de ce début d’année, et le succès inquiétant du suicide français d’Eric Zemmour, le parfait remède est un livre d’entretiens intitulé « Nos voies d’espérance »,  avec 10 grands témoins dont Nicolas Hulot, Erik Orsenna, Pierre Rabhi et Cynthia Fleury. Cet ouvrage paru en octobre dernier et dont les droits sont entièrement versés aux Restos du cœur, ne se contente pas d’établir un diagnostic de notre société, il propose des pistes et des réflexions avec un pouvoir pédagogique afin de retrouver la confiance. Pour Cynthia Fleury, cette démarche participe à un travail de transmission, où elle essaie dans une partie de ses écrits de rendre son langage davantage accessible à un plus grand nombre. Une autre partie, aussi importante pour elle, est constituée notamment d’articles scientifiques plus ardus, qui renvoient à un travail universitaire et une réflexion qu’elle approfondie au fil du temps : « Un philosophe construit les légitimités de demain. En philosophie politique, il interroge la question du juste, du contrat social. »

 

L’écriture au centre de sa pensée

Son ouvrage, dont on a incontestablement le plus parlé, est « La fin du courage » paru en 2010, qui est le premier écrit se nourrissant de sa pratique de psychanalyste démarrée en 2008 : « Le succès d’un essai provient toujours de la rencontre d’une théorisation et d’un sentiment de vécu. Il était évident que la question du courage dans le monde public à l’aune de celle du découragement qui pèse sur notre société, auraient un écho, et je le voyais déjà avec mes patients. Cet ouvrage a un ancrage théorique, puisque je m’interroge depuis assez longtemps sur la régulation démocratique, les valeurs de nos sociétés, ce qui crée la cohésion, ce qui fracasse la solidarité, mais à la différence de mes précédents écrits, il y a une incarnation plus directe avec la parole des patients. La théorie et la pratique se rencontraient. » Les deux premiers écrits de Cynthia Fleury s’inscrivaient dans une expérience assez radicale d’écriture philosophique frisant par moments la poésie. Les suivants sont plus en prise avec le réel, avec chaque fois la dimension du je, qu’elle utilise comme un marchepied pour amener le lecteur à une réflexion plus générale.

 

L’apport de la psychanalyse

Après un parcours d’analysante commencé jeune, elle est devenue psychanalyste sans l’avoir prémédité, suite à l’écriture de son essai « Les pathologies de la démocratie », pour lequel elle a rencontré nombre de médecins et de psychologues du travail afin d’analyser les dysfonctionnements de notre société. Elle explique ce que son nouveau métier lui apporte : « Les sociologues font un travail de statistiques, d’enquêtes, de terrain, la philosophie n’a pas une tradition de terrain, elle a une tradition hypothétique, problématique qui me va absolument. Cependant, mon terrain philosophique étant l’Etat de droit et la protection de sa durabilité, la psychanalyse permet la verbalisation de l’individu dans l’Etat de droit, ce qui est un apport considérable. Par ailleurs, en psychanalyse le lien avec les autres se fait toujours. »

L’emploi du temps de Cynthia Fleury se répartit aujourd’hui en trois tiers, la journée pour la recherche et l’écriture ou pour l’enseignement, et les fins d’après-midi et week-ends sont consacrés à la réception des patients. Ces trois activités, si elles construisent une réflexion, une compétence pour aider les autres, mais aussi du lien, se révèlent très dures dans leur pratique : « Ecrire est une souffrance, ne pas écrire l’est tout autant, il n’y a donc pas d’issue. Enseigner est un enfer, cela vous demande une très grande implication, cela vous mange littéralement, de même que les patients, dont on doit réceptionner tous les maux, mais fondamentalement les trois sont nécessaires. »

 

Enseignement et recherche

Malgré la difficulté de l’exercice, elle enseigne la philosophie morale et politique depuis plus d’une dizaine d’années à l’Université américaine de Paris en français et en anglais, mais aussi à l’Ecole polytechnique actuellement et à Sciences-Po jusqu’à l’année dernière. Sans oublier un enrichissant parcours de professeur invité, au Liban durant quatre ans, au Japon, aux Etats-Unis, en Pologne et à l’Université de Cambridge. Le cœur de son enseignement s’appuie sur des grands textes et grandes théories, mais aussi en se nourrissant de l’actualité, comme récemment la question de l’euthanasie, pour en analyser le sens philosophique et éthique.

Autre versant de son activité, la recherche en philosophie politique qu’elle effectue dans un laboratoire du Muséum national d’histoire naturelle et du CNRS, a pour sujet la réforme des vieilles démocraties comme celle de la France, des Etats-Unis, et de leurs institutions, les transformations comportementales des individus, leur singularité, la place de la nature dans le contrat social : « Cela consiste, lorsque vous vous penchez sur un concept, à en faire toute l’historiographie, comment il a été pensé, les controverses qu’il a suscitées, puis voir si vous-même apportez une étape supplémentaire. Soit par la création d’un autre concept, soit par une interprétation nouvelle ou un renversement de la théorie. Est philosophe, celui qui à la fois fait de l’histoire de la philosophie et crée des concepts. »

 

Sollicitations en tous genres

De part son statut rare de philosophe psychanalyste, la pertinence et l’érudition de son travail scientifique, Cynthia Fleury apporte une manière de penser assez différente de ses confrères. Sa parole est prisée aussi bien pour des colloques universitaires, des conférences dans des domaines très variés, de l’agriculture aux hôpitaux en passant par les entreprises, les collectivités et bien d’autres univers, mais aussi par les médias. Autant dans la presse écrite, où elle est régulièrement interviewée sur tel sujet pour donner son point de vue, qu’à la radio sur France culture et France Inter ou la télévision dans C dans l’air et Ce soir ou jamais. Parallèlement, elle tient une tribune hebdomadaire dans l’Humanité depuis onze ans et occasionnellement dans Le Monde et Libération, où là encore elle se sert d’un sujet d’actualité pour proposer une réflexion plus approfondie : « Un philosophe construit les légitimités de demain. En philosophie politique, il interroge la question du juste, du contrat social. » Toutes ces contributions ont pour but de participer au débat public, et interpeller le conférencier, le lecteur, l’auditeur, le téléspectateur. Parallèlement, elle a un engagement civil et non partisan, en ayant créé avec d’autres le Collectif Roosevelt en 2012 et en étant membre du conseil scientifique de la Fondation pour la nature et l’homme.

 

Viscéralement philosophe

Dès l’âge de 13 ans, Cynthia Fleury a commencé à ressentir ce qu’allait être sa vie sans pour autant connaître à l’époque le sens du mot philosophie : « La puissance de la parole, de la juste verbalisation, le fait de tenter de dire avec les mots ce qui se passe, cela m’a paru évident que ma voie était là. Ma position dans mon environnement, dans le monde, m’avait amenée à un constat de faiblesse, d’impuissance, et par le biais du dire je sentais que je pouvais agir. N’ayant pas une facilité de présence au monde, la philosophie m’a aidée à rester en vie. Comme j’étais une enfant responsable, il était hors de question que je commette un acte irréversible. Cela n’avait pas de sens, j’ai donc essayé de trouver et de fabriquer du sens. Comme un artisan fabrique des chaussures, je fabrique du sens, c’est un outil parmi d’autres pour transformer le monde, vivre, rester en vie, aimer. »

Territoire masculin qui peu à peu s’ouvre, il a fallu attendre le XVIIIe siècle pour avoir un texte respectueux des femmes en philosophie. Cela n’a pas empêché Cynthia Fleury d’entreprendre des études de philosophie jusqu’au doctorat en présentant une thèse sur la métaphasique de l’imagination. C’est avec son premier directeur de recherche qu’elle se spécialise en philosophie politique. Aujourd’hui à 40 ans, elle est entièrement investie dans sa triple activité, souhaite avoir plus de temps à l’avenir pour approfondir et structurer sa pensée au travers de recherches et d’écrits, réduire le nombre d’heures de cours en France et avoir de nouvelles expériences d’enseignement à l’étranger, enfin continuer les échanges d’une grande richesse avec ses patients.

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Une provocation tendre et coquine

Publié le par michelmonsay

En hommage à Wolinski et à toutes les victimes de cette journée funeste qui nous a tous bouleversés, voici le portrait que j'avais écrit en 2011 après l'avoir rencontré chez lui, où il m'avait reçu avec simplicité et gentillesse en évoquant avec émotion et autodérision les souvenirs d'une carrière exceptionnelle de tendre provocateur, tout en me disant : "Un humoriste ne doit pas être méchant, mais plutôt féroce contre ceux qui font du mal ou pensent mal."

 

 

Georges Wolinski 006

Avec 50 ans de carrière dans de nombreux journaux de tous horizons et une centaine de livres parus, Wolinski est devenu l’un des plus fameux dessinateurs que la presse ait connu. Son style de dessin rapide, à la fois grivois et contestataire, a toujours été courtisé. Ce caricaturiste reste aujourd’hui encore un observateur très pertinent de notre société, et particulièrement de la relation homme/femme.

 

Une exposition à la BNF pour célébrer ses 50 ans de dessins, accompagnée de deux livres, l'un lié à l'expo avec 400 planches retraçant sa carrière, et l'autre intitué "Le pire a de l'avenir" où il se raconte pour la première fois en mots mais aussi en dessins. A près de 78 ans, Georges Wolinski est toujours aussi réclamé. Il essaie de mener tout cela de front, même s’il se trouve imprudent d’avoir accepté ces sollicitations qui viennent s’ajouter aux dessins qu’il fournit chaque semaine pour Charlie hebdo, Paris Match et le Journal du dimanche. Sans oublier les régulières demandes annexes, comme celle de Jérôme Clément l’ancien président d’Arte, qui lui a demandé l'année dernière un dessin pour illustrer le carton d’invitation de sa soirée de départ, qui a réuni 2000 personnes à Chaillot.

Dans le troisième documentaire consacré à Wolinski diffusé en janvier 2011 sur Arte, inévitablement sont revenues les questions pour « Monsieur je ne pense qu’à ça ». Cette réputation l’amuse, au contraire de sa femme Maryse qui lui rétorque agacée : « Mais tu es quand même un dessinateur politique ! » Les femmes ont toujours été au centre de sa vie. Depuis sa plus tendre enfance, il était déjà attiré par leur beauté. Elles l’inspirent et leur présence lui est indispensable pour vivre et dessiner.

 

Trouver sa voie

Le dessin est apparu assez tôt comme une issue de secours pour le jeune Wolinski. Pas très doué pour les études et ne parvenant pas à devenir architecte, il travaille dans un premier temps pour l’entreprise de tricotage mécanique des parents de sa première femme. Parallèlement à ce gagne-pain, il poursuit sa passion pour le dessin en s’inspirant des magazines satiriques underground américains et d’Albert Dubout : « On ne devient soi-même qu’après avoir beaucoup imité les autres ». La découverte du journal Hara-kiri et la rencontre avec Cavanna qui accepte de publier ses dessins absurdes et bizarres, décident Wolinski à abandonner le petit confort apporté par son travail, et à se lancer pleinement dans le métier de dessinateur au début des années 60.

Veuf à 32 ans après le décès soudain de sa femme dans un accident de la route, il compense cette solitude en créant des petits dessins érotiques qui commencent à construire sa réputation. Mai 68 est un autre élément déclencheur de sa carrière. En se sentant concerné par les événements, son dessin se politise et ses collaborations se diversifient notamment à gauche dans un premier temps avec les journaux Action et L’enragé.

 

Tout le monde le veut

Son travail provocant plait aux publicitaires qui le sollicitent pour illustrer leurs slogans, comme celui de Mars, « Un coup de barre ? Mars et ça repart ». Cette manne financière tombe à pic et lui permet d’être plus à l’aise pour s’occuper de ses deux filles qu’il élève seul depuis la mort de sa femme. Dès lors tout s’enchaîne, ses albums de dessins se vendent bien et on lui confie Charlie mensuel, un magazine de BD dont il s’occupe durant 10 ans, en faisant découvrir des dessinateurs américains, anglais, italiens et français. Il est de plus en plus courtisé pour travailler sur des supports de tous horizons comme Le journal du dimanche, où il rencontre Maryse qui va devenir sa seconde femme. « J’étais devenu le contestataire de service, chaque dimanche au-dessus de mon dessin était inscrit : Je conteste. » Puis il travaille pour L’Humanité qui l’envoie à Moscou et dans différents pays de l’ancienne Union soviétique avec ses crayons dans ses valises.

De sa longue collaboration à Hara-kiri et Charlie hebdo, Wolinski analyse la première période de 1960 à 1985 : « Le journal a commencé à déplaire à la fin des années 70, il était excessif, bête et méchant, pipi caca. D’ailleurs, ils viennent de publier « le pire de Hara-kiri », je n’ai pas revu tout cela avec plaisir, ce n’est pas marrant. » On sent qu’à l’égard des co-fondateurs de ces revues, il garde une tendresse et une admiration pour Cavanna, et beaucoup moins pour le professeur Choron dont il déplore l’influence néfaste sur le contenu des journaux.

 

Libre mais jamais méchant

Quel que soit le journal pour lequel il a dessiné, Wolinski revendique d’avoir toujours eu la liberté de laisser ses crayons s’exprimer : « J’ai toujours défendu mes idées, mes opinions et n’ai jamais baissé le ton. Ceci dit, je pouvais dessiner une fille à poil dans Charlie hebdo mais pas dans le Journal du dimanche. » il ajoute pour démontrer cette liberté : « Claude Cabanes, l’ancien rédacteur en chef de L’Humanité, m’avait dit qu’il n’y avait pas un dessin que je faisais pour Paris-Match qui n’aurait pas pu passer dans L’Humanité. »

Si la politique l’inspire toujours autant, Wolinski a évolué avec son époque et ses dessins sont moins cinglants, il tacle à ce propos un de ses collègues : « Siné est ridicule de continuer à faire de la provocation dans le style mai 68. Je me rappelle avoir été terrifié à l’époque par un de dessins dans L’enragé, dont le texte était : si vous voyez un CRS blessé, achevez-le ! » Wolinski ne s’est jamais reconnu dans cette virulence.

 

A la gloire du dessin de presse

Inconditionnel d’Albert Dubout, il a contribué en intercédant auprès de Jacques Chirac, à ce qu’il y ait une exposition hommage au grand dessinateur à la Bibliothèque nationale de France en 2006. Du coup, le Président aimant déjà les livres de Wolinski et ayant apprécié cette démarche, lui a remis la Légion d’honneur. Sur la centaine de livres publiés, il y a quelques bandes dessinées, mais la majeure partie d’entre eux sont des recueils de dessins parus dans la presse, qui se sont toujours plutôt bien vendus. A l’image de J’étais un sale phallocrate à 70 000 exemplaires l’année de sa parution en 1979, puis 10 000 par an durant 10 ans. Il déplore l’évolution du marché : « Ce genre de recueil ne se vend plus beaucoup, maintenant il faut trouver un thème qui soit vendeur. Cela m’énerve, je n’ai pas envie de faire des livres avec l’obsession de trouver des idées qui se vendent bien. » Malgré tout, son dernier album en date sorti en décembre 2010 sur la sexualité des français de De Gaulle à Sarkozy, qui fait pourtant près de 400 pages et coûte 46 euros, a bien marché.

 

Il n’y a pas que les dessins

L’écriture a toujours été un élément très important pour Wolinski, dans ses dessins pour faire vivre ses personnages et ne pas rester dans le symbolisme. Également, il a écrit, co-écrit ou adapté des comédies absurdes et loufoques pour le théâtre et le cinéma voire la télévision avec Palace. L’écriture des autres l’intéresse aussi beaucoup, il a lu régulièrement tout au long de sa vie des romans, de L’amant de Lady Chatterley quand il était jeune à Houellebecq aujourd’hui, et se considère assez cultivé par rapport à la plupart des dessinateurs. C’est cependant à cette famille des humoristes qu’il revendique son appartenance : « Nous nous servons de cette arme fatale qu’est l’humour pour vivre, nous avons besoin de rire de ce qui n’est pas drôle. Aujourd’hui, on ne trouve de vrais humoristes que chez les dessinateurs, les autres sont souvent méchants. Un humoriste ne doit pas être méchant, mais plutôt féroce contre ceux qui font du mal ou pensent mal. »

 

La recette de son succès

Spécialiste de ce que l’on appelle le dessin rapide dont le but est de faire rire ou sourire, il s’inscrit dans cette tradition française de dessinateur de presse qui est née au lendemain de la Révolution avec à l’époque de grands caricaturistes comme Daumier. Pour trouver les thèmes qu’il veut aborder, Wolinski se nourrit quotidiennement de la presse écrite, des livres et de la télé : « Je prends des notes, et quand j’ai trouvé un sujet qui m’inspire, je cherche parfois longtemps comment je vais représenter les personnages et quel dialogue je vais leur faire dire. Puis, arrive un moment où le dessin est fait et je ne m’en suis pas aperçu. » Il aime à la fois choquer en pensant à la tête de la personne découvrant son dessin, mais aussi alerter sur un travers de notre société.

S’il assume pleinement les paradoxes qui composent sa personnalité, il y a un point sur lequel il est inflexible : le refus de toute croyance. En se rapprochant des 80 ans, il commence à ressentir une certaine anxiété face au temps qui passe trop vite et aspire à être tranquille, peinard, sans problèmes, en continuant à travailler et à se déplacer en France ou à l’étranger à l’occasion de conférences ou de festivals, comme il aime le faire régulièrement.

 

Publié dans Portraits

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