Une Phèdre charnelle et incandescente
Le décor, sobre et élégant, les beaux costumes moirés et les subtiles lumières en clair-obscur ne laissent pas présager l'incendie qui a embrasé le plateau de l'Espace Cardin du Théâtre de la Ville. Grande spécialiste de Corneille, Brigitte Jaques-Wajeman a voulu visiblement marquer les esprits avec sa deuxième mise en scène d'une tragédie de Racine. Sa « Phèdre » est d'une intensité presque sauvage, replongeant la pièce classique dans la rugosité du théâtre antique. Pas de demi-mesure : la reine, tombée dingue amoureuse de son beau-fils Hippolyte, alors que son mari le roi Thésée est parti en campagne, se montre d'emblée littéralement malade de désir. Par ricochet, tous les protagonistes sont gagnés par une forme d'hystérie. Le pari est audacieux. Sur scène, on parle haut et fort, on se tord, on se torture jusqu'à l'épuisement. Pour Raphaèle Bouchard, qui incarne superbement la tragique héroïne, c'est un défi constant : ses alexandrins sont des flammes, ses gestes désordonnés un ballet dément qui frise la transe. La pudeur n'a plus cours, sa passion déborde deux heures durant, elle est au bord de l'explosion. Rien ne résiste à la passion de cette Phèdre sans filtre : le pouvoir des rois, des héros et des dieux est consumé par le feu dévorant qu'elle répand autour d'elle. Outre l'interprétation charnelle de Raphaèle Bouchard, Bertrand Pazos en Thésée est remarquable et impressionnant de solidité brutale. Brigitte Jaques-Wajeman rend toute leur sensualité aux vers dangereux de Racine. Poussant l'auteur dans ses retranchements, elle met un point d'honneur à éclairer plein feu cet obscur objet du désir qui rend la tragédie si déchirante et sulfureuse. Phèdre gagne en vérité et en humanité ce qu'elle perd en dignité et en mystère. Sa passion incestueuse est un pied de nez au monde, qui trouve son apogée dans la mort. Une mort lente, provoquée par un poison, qu'elle subit comme un orgasme. Racine dépeint avec science les ravages sur nos âmes, nos êtres, des désirs proscrits par la société, la famille, le pouvoir. Il les enserre dans des alexandrins sorciers où tout, à tout instant peut exploser. Le sexe comme la mort. Dans sa mise en scène et sa directions d'acteurs, Brigitte Jaques-Wajeman scrute sans relâche à travers la puissance du verbe et son embrasement, les tourments de la passion, littéralement assiégés entre empêchement et exaltation. Elle s'attache à libérer l'interprétation des personnages de la rhétorique. C'est un travail extrêmement physique qu'elle demande à ses interprètes, à la fois pour respirer l'alexandrin et exprimer dans chaque scène ces sourds élans des sens par leurs corps en entier. Créé en 2020, ce sommet de la tragédie a été repris pour six représentations à l’Espace Cardin.