Quand Madonna nous procurait des émotions
A l'occasion des quarante ans de carrière de Madonna, sort une anthologie et tous ses albums sont réédités, mais cela fait près de 20 ans que la Madone de la pop planétaire ne nous émeut plus. La dernière fois c'était la magnifique "American life" en 2003. Chanson mal-aimée parce que trop déroutante pour les fans, Madonna poursuivait sa collaboration avec Mirwais, entamée sur Music. Électro dépouillée et sons acoustiques. Une fois de plus, une première version du clip (fustigeant l’intervention américaine en Irak) a volé la vedette à la chanson. Celle-ci vaut pourtant le détour, alternant les voix et les humeurs, débutant a cappella, puis scandée façon R’n’B, purement lyrique au refrain (sublimant son ambiguïté), s’énervant plus loin en rap (le morceau fut samplé par Missy Elliott). Depuis Material Girl, Madonna n’a cessé de mettre à jour son rapport tumultueux au rêve américain, qu'elle critique ici ouvertement. Dans un autre genre et tout aussi réussie, "Frozen" en 1998, où sa voix, pure comme jamais, plane sur un lit de cordes délicatement secoué par des syncopes de percussions et quelques échos venus du dub. La production d’orfèvre signée William Orbit provoque la rencontre entre musique classique et électronique, ponctuée d’ondulations orientales.
Un thriller rural suffocant et admirablement interprété
Le cinéaste espagnol Rodrigo Sorogoyen, dont on avait adoré ses trois premiers films sortis en France, change à nouveau d’environnement dans son dernier. Après les rues caniculaires de Madrid dans l'oppressant Que Dios nos perdone (2016), les bureaux feutrés et les coulisses de la politique dans le haletant El Reino (2018), ou le littoral landais dans le tendre-amer Madre (2020), c’est dans un village montagnard laissé pour compte de Galice qu’il pose le décor d’As Bestas. Ce dernier a quelque chose de la synthèse de tous les films qu'a réalisés Rodrigo Sorogoyen par le passé. Il confirme une fois encore les talents de faiseur d'images du cinéaste, qui n'hésite pas à explorer la monstruosité humaine à travers certains plans-séquences redoutables, mais aussi de conteur hors pair. En mêlant les genres et les tonalités, il autopsie les maux qui rongent une Espagne coupée en deux, entre ville et campagne, les mondialisés et ceux qui n'ont plus le droit qu'aux miettes. Une œuvre d'une puissance et d'une acuité remarquables sur la peur et la haine de l'autre, dans lequel les comédiens sont impressionnants de justesse et d'incarnation, notamment Denis Ménochet et Marina Foïs qui jouent en espagnol le plus souvent, mais aussi Luis Zahera sidérant de magnétisme et de violence sourde. Chaque dialogue devient une confrontation d'une intensité inouïe, d'une énergie semblable à celle dégagée par le théâtre. Le film ne se contente pas de captiver par la seule force oppressante de son récit. II frappe aussi par l’incroyable sentiment de vérité qu’il dégage sur deux mondes qui s'opposent et leur incapacité à communiquer. L'excellent Rodrigo Sorogoyen poursuit son investigation de ce qu’on pourrait appeler les limites du jeu social, ce moment où ce qui fait l’évidence bien réglée des relations professionnelle, amicale ou familiale se trouble et se réorganise autour d’un noyau, non plus de concorde, mais d’angoisse et de violence plus ou moins contenue. Rares sont les films qui, comme As Bestas, parviennent à installer un trouble dès les premières images et à ne jamais l'éteindre. Il s'ouvre en effet sur une scène dans laquelle des aloitadores attrapent des chevaux sauvages pour les dompter et couper leur crinière afin de les protéger des parasites. Filmé au ralenti, au plus près des corps comme dans une danse, le moment est tendu, féroce, et annonciateur d'une histoire inquiétante, dérangeante, comme celles que le cinéaste aime arpenter avec un talent sans cesse renouvelé.
Un classique indémodable
32 ans après sa création, ce tube des Cure n'a pas pris une ride et la voix du chanteur Robert Smith n'a pas bougé, chose assez rare. En 2006, "Just Like Heaven" a servi de réveille-matin aux astronautes en orbite à bord de la navette spatiale Discovery. " Que l’on prenne cette chanson ou une autre, The Cure fait partie des rares groupes que l’on peut identifier dans la seconde. Parce qu’au même titre que les Beatles ou Pink Floyd, The Cure a inventé un son, une façon bien à eux d’utiliser des instruments que tout le monde avait pourtant à sa disposition. Comme une guitare-basse, tenue ici par Simon Gallup. Chez The Cure, la basse n’est pas un détail dans le décor. Elle est en gros-plan presque tout le temps, comme dans ce morceau où elle démarre avec la batterie, puis arrivent des synthétiseurs pour ajouter innocence et fantastique et évidemment la guitare. Revoyons pour le plaisir cette très belle version de 2019 au Hyde Park de Londres de la chanson qui fut le générique de l'une des meilleures émissions musicales de la télévision française, Les enfants du rock.
De la fiction ou la réalité, qui vampirise l'autre ?
Olivier Assayas avait réalisé en 1996 Irma Vep (anagramme de vampire), un film avec Maggie Cheung qui racontait en filigrane les coulisses du tournage du remake du film muet Les Vampires de Louis Feuillade. Il choisit de reprendre ce travail sous la forme d'une série avec un casting de choix : Alicia Vikander incarne le rôle de la star avec grâce, intelligence et innocence, Vincent Lacoste en acteur insupportable plus vrai que nature, Jeanne Balibar en costumière débordée, Vincent Macaigne, irrésistible en réalisateur névrosé, et bien d'autres, tous à leur meilleur niveau. Le cinéaste redonne vie à son personnage de criminelle dans une série drôle et cruelle, qui met en scène la beauté éphémère d’un art, le cinéma, au bord du précipice. Sur un rythme étourdissant, il mêle de nombreuses strates tout au long des huit épisodes de la série : d’abondants extraits des Vampires, le feuilleton que Louis Feuillade réalisa en 1915, les péripéties du tournage d’un remake des Vampires sous la direction de René Vidal, auteur du cinéma français dont la biographie et l’élocution ont plus d’un point commun avec celles d’Olivier Assayas, qui manie ici délicieusement l'autodérision, également les rushes de cette production, pastiche fidèle et luxueux, sonore et en couleur, de l’original,... Commandée par la prestigieuse chaîne américaine HBO, à qui l'on doit quelques unes des meilleures séries de tous les temps, Irma Vep a représenté une expérience unique pour Olivier Assayas : "C'est un travail délirant. Écrire huit heures de film, les préparer, les réaliser, les monter. Je suis incapable de déléguer, donc j'ai réalisé la totalité de la série, j'ai écrit la totalité de la série, j'en sors un peu sur les rotules. C'est un travail long, écrasant, avec une responsabilité très lourde. Et donc si on fait ça une fois, je pense qu'on fait pas ça deux fois. C'est pour ça que j'ai tout mis dedans." Cette formidable série, en plus d'être visuellement très belle, est d'une grande originalité dans son écriture, sa construction et offre une mise en abyme à la fois sur l'œuvre du réalisateur, sur le cinéma et le pouvoir qu'il exerce sur les artistes qui le fabriquent ainsi que sur les spectateurs, avec en arrière-plan une réflexion pertinente sur l’avenir du septième art entre création et réalité mercantile.
Irma Vep est à voir sur OCS ici
Splendeur et misère du roi du rock
Réalisateur généreux dans ses mises en scène démesurées, parfois excessives, l'Australien Baz Luhrmann (Moulin Rouge !) s'offre un morceau de choix en réalisant Elvis. Il y raconte l'ascension et le déclin d'Elvis Presley à travers les yeux de son manager pour le moins controversé. Disons le colonel Tom Parker, faute de mieux. Car il n’était pas colonel, pas américain, pas plus Tom que Parker. Sous les traits d’un Tom Hanks rembourré, il est tantôt un salaud détrousseur, tantôt un papy cyniquement protecteur, en tout cas un parasite méprisable trop content d'avoir trouvé une poule aux œufs d'or pour éponger ses dettes de jeu, dont il profitera allègrement tout au long de la carrière du King, mais en plus il est aussi responsable de choix artistiques qui gommeront le côté rebelle et rock du chanteur. Du coup, cet angle choisi par le réalisateur est plutôt regrettable tant Elvis voua un amour-haine à son impresario, qui le propulsa en haut de l'affiche, puis lui coupa les ailes. Heureusement le film ne se résume pas à cette relation et comporte de nombreuses très belles séquences. Dans la première heure, Baz Luhrmann explore l’enfance et la jeunesse du King, ses racines gospel et blues, puis la manière dont sa musique et son attitude, scandaleuse, bousculent l’ordre établi américain, du puritanisme à la ségrégation raciale. Cette heure forme un spectacle rock bouillonnant de sons et d’images, de reconstitution et d’archives, de scènes remarquables (la découverte du gospel et d’une vocation quasi divine), de concerts mémorables (Elvis chante « Trouble » et défie un gouverneur), d’idées pertinentes (rappeler les racines noires de la musique rock) ou hilarantes (la réaction orgasmique du public). Fascinant, hypnotique, Austin Butler est la grande révélation d'Elvis. Il arrive à parfaitement incarner celui qui a fait rêver toute une génération et plus encore. De son déhanché endiablé mondialement célèbre aux micro-expressions du visage et mouvements de cheveux, l'acteur est plus que fidèle à celui qu'il personnifie. Car oui, quand on joue Elvis Presley, on n'interprète pas qu'une célébrité, on incarne une légende. De la même manière qu'Elvis attirait tous les regards, Austin Butler attire la caméra à la manière d'un aimant, et ce jusqu'à la fin, même quand le visage du King a changé et qu'il n'est plus que le fantôme de lui-même. Les séquences musicales sont particulièrement réussies. Baz Luhrmann a l’intelligence de faire entendre les chansons dans leur intégralité au cours de deux reconstitutions de concerts bluffantes. Difficile de ne pas avoir envie de se lever avec les spectateurs de l’International Hotel de Las Vegas quand la rock star, plus sensuelle que jamais, inaugure sur scène Suspicious Minds. Difficile, aussi, de ne pas être ému aux larmes quand le King, empâté et l’air hagard deux mois avant sa mort, retrouve un bref instant l’énergie du showman pour une reprise magnifique d’Unchained Melody. Que l’on soit fan d’Elvis ou pas, ce film rappelle, pour ceux qui l'avaient oublié ou ne le connaissent pas, la puissance scénique, le charisme et la voix exceptionnelle de cet artiste.
L'amour dans tous ses états
Véritable voyage sentimental, l'exposition Love songs réunit des images de 14 photographes datant des années 1950 à nos jours et présente la façon dont la photographie peut écrire le récit d’une relation amoureuse ou représenter l'intime. En diversifiant les représentations de schémas amoureux, les artistes plongent les visiteurs dans les fragments de leur intimité. Bien plus qu’une succession d’images rassemblées autour de la même thématique, Love Songs interroge l’essence même de la photographie et le pouvoir mémoriel qu’elle exerce. En effet, les photographes traduisent les émotions vécues à un instant T et partagent avec les visiteurs ce qu’ils traversent, ce qui les habitent. En dévoilant ces scènes de vie, ils tissent en réalité un lien entre leur histoire et celles des spectateurs, et alimentent ainsi cette idée forte du partage et du don de soi inhérente à l’art. Les relations amoureuses et les sentiments évoqués par Love songs varient bien sûr selon les époques, l’évolution des mœurs, et la technique photographique employée. Citons un gros coup de cœur pour « L’œil de l’amour », magnifique poème visuel de René Groebli adressé à Rita en 1952, qui raconte leur lune de miel dans le huis clos d’un hôtel parisien : un drap froissé, un dos endormi, Rita qui se maquille ou étend ses dessous sur un fil improvisé. Le photographe a beau dévoiler ses secrets, on n’y voit rien ou presque, si ce n’est une tendresse pudique et une langueur amoureuse à travers ces détails ordinaires. Parmi les autres photographes, certains sont très connus comme Nan Goldin ou Larry Clark, d'autres moins comme Collier Schorr ou RongRong&Inri, mais leurs images sont toutes aussi fortes et belles, même si sur les 14 artistes, certains ne procurent pas la même émotion. Aujourd’hui, l’exhibition de l’intime, dont tout le monde peut être témoin, donne la nausée tant il est le reflet d'un narcissisme décomplexé. Face au flot indigeste de ces images souvent sans intérêt qui inondent les réseaux sociaux, cette exposition nous offre à contrario un voyage émouvant, sensuel et poétique au pays de l'intime par le prisme du regard que ces photographes ont sur leurs proches et sur l’amour, et qui fait profondément écho à nos propres émotions.
L'exposition Love Songs est à voir à la Maison européenne de la photographie jusqu'au 21 août.
Un polar mélancolique, habité et suffocant
Dominik Moll, que l'on a découvert en 2000 avec "Harry, un ami qui vous veut du bien", un thriller brillant et dérangeant qui avait obtenu quatre Césars, est un cinéaste rare et précieux, seulement six films, dont l'excellent "Seules les bêtes" il y a trois ans et deux participations à des séries en 22 ans. Il revisite ici adroitement le polar et dresse un vibrant plaidoyer contre la violence faite aux femmes en posant une réflexion très mélancolique, d’ordre presque philosophique, sur l’apparente et triste impossibilité systémique, irrationnelle, d’une égalité entre le masculin et le féminin. Cinquante nuances de misogynie, de la plus claire à la plus foncée. Chaque interrogatoire de l'enquête menée prive un peu plus d’air le spectateur. La précision du tableau inscrit le film dans la lignée de L.627 de Bertrand Tavernier, modèle de ces films criminels réalistes qui montrent le travail quotidien de la police, très éloigné de la mythologie longtemps véhiculée par le cinéma. Tous les comédiens participent à la justesse de ton de la première à la dernière image, et les deux principaux, Bastien Bouillon et Bouli Lanners sont particulièrement remarquables. Dans les décors naturels à la fois sublimes et oppressants des Alpes, un territoire qu’il filme comme une sorte de prison à ciel ouvert, Dominik Moll, loin des conventions du genre exploitées dans un nombre incalculable de films poussifs et de séries prévisibles, entraîne le spectateur dans les méandres d’une enquête où l’identité du meurtrier importe moins que les interrogations des policiers sur leur métier et sur la sauvagerie des hommes. Dominik Moll et son co-scénariste de toujours Gilles Marchand orchestrent une comédie humaine qui ne nous épargne rien de nos aberrations contemporaines, à travers des dialogues empreints de finesse, de force et de férocité. On rit parfois du bon mot d'un suspect, de la bêtise d'un prévenu, ou de l'impasse injuste dans laquelle s'enferre l'institution policière, qui fait état aussi de la dégradation d’un service public dénué de moyens . Admirablement amené, tout en rupture de ton, le rire est ici d'autant plus douloureux qu'à la manière d'une pointe de cristal, il a pour qualité première son tranchant, et les immondices par trop humaines qu'il dévoile. On sort sonnés d’y avoir appris, comme pour la première fois, que la misogynie est le sujet fondamental du polar. Qu’à travers nos films policiers, nos romans noirs et nos faits divers, s’écrit encore et toujours l’effarante biographie de la gent masculine. Des hommes y enquêtent sur les meurtres commis majoritairement sur des femmes, par des hommes.
Une merveille de bande-dessinée à la fois drôle et bouleversante
En 2000, à 31 ans, Marjane Satrapi publie Persépolis 1, son premier ouvrage autobiographique mais aussi la première bande dessinée iranienne publiée en France, compilant des passages de sa vie comme l’instauration du foulard à l’école, ou lorsque son père apprend l’occupation d’étudiants islamistes dans l’Ambassade des États-Unis le 4 novembre 1979. Une dessinatrice inconnue à l'époque, publiée par une maison d'édition indépendante sans marketing ni service de presse, une histoire de guerre et de dictature : le succès immédiat de la bande dessinée de Marjane Satrapi est un formidable pied de nez. Le graphisme particulièrement expressif en noir et blanc interpelle le lecteur. Trois autres volumes suivront en 2001, 2002 et 2003 relatant le renversement de la monarchie des Pahlavi jusqu’à l’instauration et l’évolution de la République islamique. Pour justifier son choix du noir et blanc, Marjane Satrapi parle d’esthétique du contraste: "Dans la bande dessinée, contrairement à l’illustration, les dessins font partie de l’écriture. Ils ne viennent pas accompagner un texte déjà existant, les deux fonctionnent ensemble. A ma connaissance, c’est le seul médium qui propose cette combinaison. Et si vous ajoutez de la couleur ou des décors, ces codes supplémentaires changent le rythme de lecture. Voilà donc la première raison pour laquelle j'ai choisi le noir et blanc. Ensuite, comme mes histoires sont souvent très denses, si le dessin est lui aussi très riche, cela peut devenir excessif. J’essaie d’obtenir une harmonie, je mise sur l’expression." Dans ce chef-d'œuvre de la bande-dessinée, la frontière est ténue entre la satire et l'horreur toute simple, et Persepolis ne cesse de la franchir. De la fin des années 1970 à Téhéran, où Marjane Satrapi, huit ans, songe à l’avenir et se rêve en prophète sauvant le monde jusqu’à son départ définitif pour la France en 1994, on traverse avec elle révolutions, guerre, deuil, exil, mais aussi apprentissage de la vie, puberté, premières amours. Depuis sa sortie, Persepolis a fait le tour du monde, est devenu un classique étudié dans les écoles, et a fait l’objet d’une adaptation au cinéma de nombreuses fois récompensée. Avec sa voix de petite fille et ses souvenirs très visuels, Marjane Satrapi a révolutionné la bande dessinée autobiographique en assumant une posture mi-documentaire mi-intime, qui apprend autant qu’elle émeut. Les quatre volumes de Persepolis sont regroupés dans une intégrale passionnante et incontournable.