Le hasard fait bien les choses, hier je disais le plus grand bien de L'événement, le film d'Audrey Diwan adapté du livre d'Annie Ernaux, et ce 6 octobre restera le jour où pour la première fois une française s'est vue décerner le Prix Nobel de littérature. Se raconter, finement, précisément, à la première personne, pour finalement dévoiler des mécanismes collectifs, c’est l’œuvre puissante, féministe et universelle, qu'a bâtit depuis 1974 Annie Ernaux, et qui vient d'être honorée par la plus prestigieuse récompense internationale. Ce Prix vient s’ajouter aux multiples autres venus saluer son œuvre remarquable, inaugurée en 1974 par Les Armoires vides. Ont suivi notamment La Femme gelée (1981), La Place (1983), Une femme (1987), Passion simple (1992), La Honte (1997), L’Événement (2000), L’Occupation (2002), Mémoire de fille (2016)… Jalons d’un chemin d’écriture qui a vu Annie Ernaux s’éloigner rapidement de la fiction au profit du récit personnel, jamais synonyme chez elle de complaisance ou d’épanchements narcissiques. Une trajectoire au cœur de laquelle brille sans doute d’un éclat particulier Les Années (2008), l’éblouissante autobiographie impersonnelle qui a fait définitivement taire les ultimes contempteurs d’une œuvre résolument sans afféteries et, pour cela, longtemps dénigrée avec une rare violence par l’arrière-garde machiste et académique de la critique littéraire, d’une écriture qui toujours s’est efforcée de tout nommer au plus précis, au plus simple, au plus cru, les actes, les corps, les émotions : « Je suis venue au monde pour cela, pour dire ce qui m’est arrivée. C’est difficile, c’est lourd, mais c’est un devoir. Mon devoir. Pour que d’autres puissent s’avouer peut-être : vous me donnez envie de parler de moi. C’est ça, le rôle de l’écriture, quand elle mérite de s’appeler littérature. Un rôle de purification, de catharsis. » Un geste littéraire paradoxalement aussi éloigné de l’autobiographie, telle qu’on l’entend habituellement, que de l’autofiction. « Je n’ai pas le désir de découvrir les zones d’ombre de ma vie », expliquait, dans le livre d’entretiens L’Écriture comme un couteau (2003), l’admiratrice de Proust et de Bourdieu, de Tchekhov et de Beauvoir, qu’est Annie Ernaux. Précisant : « Je me considère très peu comme un être unique, au sens d’absolument singulier, mais comme une somme d’expériences, de déterminations aussi, sociales, historiques, sexuelles, de langages, et continuellement en dialogue avec le monde (passé et présent), le tout formant, oui, forcément, une subjectivité unique. Mais je me sers de ma subjectivité pour retrouver, dévoiler des mécanismes ou des phénomènes plus généraux, collectifs. » Annie Ernaux n’a jamais visé l’aveu, cherchant bien plutôt à atteindre ce qu’elle appelle « la valeur collective du “je” » : parler de soi pour tendre aux autres un miroir où se reconnaître et composer de livre en livre une autobiographie qui se confonde avec la vie du lecteur. C’est cette universalité, cette ascèse, son courage et son acuité clinique qu’ont décidé de distinguer les jurés du prix Nobel de littérature, intensifiant la lumière jetée sur l’œuvre féministe et universelle, puissante et sans complaisance de l’écrivaine, aujourd’hui âgée de 82 ans. Ses livres constituent à jamais une remarquable radiographie de l'intimité d'une femme qui a évolué au gré des bouleversements de la société française depuis l'après-guerre.