« L’ignorance de l’ailleurs, de l’autre et de sa société engendre la peur »
Homme aux nombreuses casquettes, Jean-Robert Pitte a été nommé par le Premier Ministre en juin 2010 pour améliorer le système d’orientation sur les formations et l’emploi. Cet académicien de 62 ans, ancien président de la Sorbonne, ardent défenseur de la gastronomie, est également président de la société de géographie et de la mission française du patrimoine et des cultures alimentaires (MFPCA).
A quoi sert la délégation à l’information et à l’orientation ?
Jean-Robert Pitte - Dans un paysage de l’orientation qui est très labyrinthique, notre mission est de permettre à tous nos compatriotes de trouver plus facilement l’information utile pour eux et l’aide à l’orientation. Si on est collégien ou lycéen décrocheur, étudiant en échec, demandeur d’emploi depuis un certain temps, on a besoin d’être aidé et aujourd’hui c’est très compliqué de trouver la bonne personne au bon endroit. On a accumulé comme un mille-feuille les organismes, et il y a actuellement 8500 lieux d’accueil pour l’information et l’orientation. À l’échelle de chaque bassin de vie, on essaie d’avoir une coopération entre les différents organismes sous le label « Orientation pour tous », de manière à ce que lorsque les gens poussent la porte de n’importe lequel d’entre eux, on s’occupe réellement d’eux. Parallèlement, on est en train de mettre en place un numéro de téléphone gratuit et un site Internet. La philosophie derrière tout cela est d’essayer de supprimer cette hiérarchie absurde entre les métiers nobles et les autres. Le proverbe « Il n’y a pas de sot métier » n’est pas appliqué dans notre pays. D’ailleurs le mot « orientation » a une connotation plutôt négative, il intervient souvent pour les élèves en échec. Il faut faire connaître les métiers le plus tôt possible aux jeunes, y compris ceux de l’agriculture qui ne sont pas bien connus et ont encore une image un peu plouc, exceptées quelques niches comme la viticulture.
Quels constats faites-vous sur le monde du travail et celui de la formation ?
J.-R.P. - La moitié des français trouvent que leur travail n’est pas intéressant ou trop dur ou qu’il y a trop de pression ou qu’ils sont mal payés. Cela tient à un métier choisi par défaut, une formation choisie par défaut, et le fait qu’en France on se forme très peu en alternance. Il faut réconcilier le monde de l’école et celui de l’entreprise. Il commence à y avoir des mesures comme le parcours de découverte des métiers et des formations dans les collèges et lycées, mais il faut aller plus loin et plus vite. Tous les étudiants de l’enseignement supérieur devraient avoir une partie de leur formation en stage, en vue d’acquérir d’autres compétences que la discipline choisie. De même dans les PME, il faut mieux faire connaître tous les systèmes de formation continue et de validation des acquis de l’expérience.
Dans le monde de la formation que je connais bien, étant universitaire, il est très difficile de faire bouger les lignes. La réforme des universités est une grande réussite du gouvernement mais elle n’est pas allée assez loin. L’université reste encore trop sous la tutelle de l’Etat avec 95% de son financement. Il faudrait que les universités soient présidées par quelqu’un d’extérieur qui ne soit pas enseignant de la maison, pour avoir un vrai projet d’établissement. L’éducation nationale et plus encore le secteur orientation sont étouffés par le corporatisme. Du côté des entreprises, il faudrait mieux cibler les besoins, et faire de la prospective pour savoir quels sont les secteurs d’avenir.
Quels premiers remèdes proposeriez-vous contre l’échec scolaire et le chômage élevé ?
J.-R.P. – Déjà, il est à constater que les parents ne sont pas assez impliqués dans l’éducation de leurs enfants pour le secteur public. Il faut plus d’autonomie des établissements et une relation enseignants, enfant et parents qui doit être beaucoup plus forte. Concernant les demandeurs d’emploi, je suis contre une exagération de l’assistanat. C’est allé si loin qu’un certain nombre de gens profite du système et que parallèlement, il y a des secteurs entiers de l’emploi pour lesquels les entreprises ne trouvent pas d’employés. Des secteurs comme le bâtiment ou les métiers de bouche, sont certes un peu durs mais on peut y gagner de l’argent, s’épanouir, voire créer son entreprise. Trop d’assistanat tue l’économie. Il faudrait pousser un peu les chômeurs vers l’emploi au lieu de les laisser dans l’attente de l’emploi idéal, qui souvent ne vient jamais.
Quel est votre regard sur la restauration universitaire et plus globalement collective ?
J.-R.P. – J’ai rendu un rapport à la Ministre de l’enseignement supérieur il y a près de 2 ans élaboré avec Jean-Pierre Coffe, sur la restauration universitaire. On y montrait qu’à partir d’expériences de bonnes pratiques un peu partout en France, on peut arriver à faire de la bonne cuisine dans les restos universitaires malgré un coût très faible de 5 € par repas. Un certain nombre de chefs font un travail admirable d’approvisionnement local, et réactif lorsqu’il y a abondance d’un produit sur le marché avec un prix à la baisse. J’aimerai ouvrir une école de formation à destination des chefs de la restauration collective, pour leur montrer que l’on n’est pas obligé de faire de la cuisine d’assemblage avec des produis surgelés qui n’ont aucun intérêt gustatif, mais plutôt privilégier l’approvisionnement local. Cette dégradation existe aussi dans certains cafés restaurants notamment dans les lieux touristiques, mais il y a heureusement quelques initiatives intéressantes comme la mode bistrotière avec des chefs qui cuisinent des produits frais et de saison.
Comment voyez-vous l’avenir de la profession agricole ?
J.-R.P. - L’avenir de l’agriculture française est dans la qualité reconnaissable, pas dans des produits semblables à ceux venant de Californie, Israël et autres. Le temps des subventions permettant de produire à perte est fini, aujourd’hui un agriculteur doit trouver un modèle économique qui lui permette de vivre. Beaucoup de viticulteurs se sont pris en charge, ils mettent eux-mêmes leur vin en bouteille, participent à des salons, se créent un portefeuille de clients particuliers et s’en sortent plutôt bien. Quand je rencontre des agriculteurs en difficulté, je leur conseille de sortir de leur secteur si celui-ci n’a pas d’avenir et de profiter des aides pour la reconversion. Ou bien de diversifier leurs productions ou leurs activités notamment en se tournant vers le tourisme, la pluriactivité dans le monde rural est fondamentale. Il y a des zones magnifiques dans certaines régions où il n’y a pas de structures d’accueil. Par ailleurs, la grande distribution a pris la main sur tout le commerce. Il faut aujourd’hui éduquer le consommateur à faire des achats locaux et de saison, développer les AMAP, du coup la grande distribution s’adaptera. Les agriculteurs doivent faire des efforts de commercialisation de leur production, localement et pour l’exportation.
Où en est la gastronomie française aujourd’hui ?
J.-R.P. - Il y a un an, l’Unesco inscrivait le repas gastronomique des français au patrimoine culturel immatériel de l’humanité. La MFPCA que je préside a porté ce dossier avec l’appui de l’Etat, et travaille maintenant à la création de la cité de la gastronomie. Celle-ci sera la vitrine du patrimoine gastronomique français, on pourra y apprendre, s’amuser, goûter, et avoir une représentation des métiers de toute la filière, de la production jusqu’à la mise en œuvre culinaire. Aujourd’hui la gastronomie a deux visages, un qui est flamboyant avec les grands chefs même s’il y a un bémol avec la mode de la gastronomie déstructurée, et l’autre bien plus inquiétant avec beaucoup de français qui ne font plus la cuisine et mangent très mal si ce n’est le week-end. Pour y remédier, il faut commencer dès l’école avec des repas de bonne qualité et un discours autour de ses repas, il y a déjà de nombreuses expériences formidables qui vont dans ce sens. On peut voir aussi de l’espoir dans le petit déjeuner servi chez McDonalds avec de la baguette fraîche, du beurre et de la confiture.
Comment le géographe que vous êtes voit-il la mondialisation et la crise que traverse l’Europe ?
J.-R.P. - Le savoir géographique est indispensable à toute activité, il permet de comprendre et connaître les réalités environnementales, physiques et humaines de la planète. Ceux qui redoutent la mondialisation aujourd’hui n’ont pas de culture géographique. L’ignorance de l’ailleurs, de l’autre et de sa société engendre la peur. L’avenir de l’économie est dans le renforcement des productions matérielles et intellectuelles à coloration géographique, et non pas en produisant tous la même chose. Concernant la crise, 95% des français ne savent pas ce qu’il y a derrière. On a laissé des techniciens de l’argent en liberté sans aucun contrôle politique. Il faut combattre aujourd’hui l’importance qu’a prise la finance virtuelle et non pas la finance en général. Je pense que la crise va renforcer l’Europe, et d’ailleurs un sondage montre que 73% des français veulent aller plus vite vers une Europe fédérale. Cela s’explique tant sur le plan économique que politique. La France s’enferme dans son modèle qu’elle juge excellent, alors qu’il y a plein d’idées à prendre à côté.