Vertigineux récit jouant en permanence avec les ambiguïtés morales
Dans le sillage de la beauté classique et la force tranquille de La Mule et Le Cas Richard Jewell, avec une désarmante aisance, Clint Eastwood livre à 94 ans un grand thriller juridique, tout en cernant la complexité psychologique de chacun de ses personnages. Aucun rôle n'est abandonné à la caricature, même les troisièmes couteaux, tandis qu'à travers les conflits intimes de ses débatteurs, le cinéaste donne à voir la fragilité du système judiciaire américain lorsque les opinions préconcues et le délit de profil l'emportent sur les preuves concrètes, parfois même avec la sincère conviction de faire le bien. En ces temps de binarité mortifère nourrie par les réseaux sociaux, parasitant toute nuance et vérité dans le rendu de la justice, la démonstration paisible mais ferme de Juré n°2 fait un bien fou. Après avoir fait connaissance avec le personnage central et sa femme, le film présente judicieusement, dans une séquence forte en significations, l’un des aspects fondamentaux du système judiciaire américain : la sélection très rigoureuse et non dénuée de préjugés raciaux et sociaux des douze membres d’un jury criminel, puis sur le fonctionnement au caractère très intime de celui-ci. Avec la même maestria que Sidney Lumet dans son célébrissime Douze Hommes en colère (1957), Clint Eastwood scrute en profondeur les convictions, puis les doutes des jurés, confrontés, les uns après les autres, à des éléments troubles, soulevés par une analyse plus approfondie du déroulement des faits. Si le film joue à ce point avec le revirement intime de personnages vis-à-vis de leur rôle dans le procès, ce n’est que pour appuyer toujours mieux la stratégie humaniste de son auteur, tissée au travers de choix scénaristiques. Finalement, Juré n°2 est moins un film de procès qu'une peinture d’individus écartelés entre leurs principes et leurs ambitions, entre leur mission et leurs compromissions. Au terme d’une carrière à la cohérence ahurissante et garnie de nombreux chefs-d'œuvre, il y en a encore quelques uns qui ne voient en Clint Eastwood qu’un artiste réactionnaire tourné vers le passé, alors que son humanisme passe son temps à s’interroger sur une modernité freinée dans ses élans. En tout cas, Juré n°2 est un objet bien moderne dans ses problématiques, confirmant plus que jamais la pertinence de ce grand cinéaste, et le poids de son propre héritage cinématographique, construit depuis ses débuts autour de dilemmes moraux et sociétaux.