Un esthète à l’univers poétique
Le grand créateur japonais Kenzo a fait rêver durant 30 ans, hommes et femmes du monde entier avec son style coloré, fleuri et gai, mélange de cultures, qui a bouleversé la mode des années 70 et inspiré de nombreux couturiers. Reconverti aujourd’hui dans la peinture, il répond encore assez souvent à des sollicitations de créations dans la mode et la décoration.
Cela fait déjà 12 ans que Kenzo Takada n’est plus à la tête de la marque qu’il a créée en 1970. Il continue à un rythme plus serein d’exprimer son talent sous différentes formes à travers des collaborations ponctuelles. Comme la décoration intérieure et les uniformes qu’il vient de réaliser pour le nouvel hôtel Sofitel à l’île Maurice, ou la collection de vêtements et accessoires pour la marque de sports de glisse Longboard. Il a également créé une collection de foulards au Japon, dessiné une boite pour Sushi Shop et suite au drame japonais, pour la même enseigne, un badge dont les bénéfices sont versés à la Croix-Rouge afin d’aider les sinistrés. Maintenant qu’il n’est plus dans le tourbillon des collections qui s’enchaînent et des créations de toutes sortes pour la marque Kenzo, il peut s’adonner plus facilement à sa passion des voyages.
Cela étant, le principal de son activité aujourd’hui est la peinture, qui a pris en quelque sorte le relais de la couture pour laisser libre cours à son génie créatif. En 2010, il a exposé à Paris, 8 autoportraits en magnifiques costumes de théâtre nô. Auparavant il y a eu Munich, Marrakech et Casablanca où il a peint des scènes orientalistes, Buenos Aires, peut-être prochainement Stockholm, avec chaque fois l’envie d’aborder un thème différent.
Un tournant délicat
Après avoir vendu la société Kenzo au groupe LVMH en 1993, Kenzo Takada continue d’être le créateur de la marque jusqu’à la fin 1999. Il profite ensuite d’avoir enfin du temps à lui pour parcourir le monde, mais au bout de trois ans le travail lui manque. Il lance alors une nouvelle ligne de vêtements et d’éléments de décoration sous le nom de Gokan Kobo avant de l’intituler Takada. Cette aventure s’arrête malheureusement en 2007 par une liquidation judiciaire, alors qu’il s’est beaucoup investi, à cause du problème de l’utilisation de son nom et de la défaillance d’un partenaire financier.
Reste aujourd’hui cette sensation bizarre de voir son nom sur des vêtements et autres accessoires qui ne sont pas de lui, d’autant que beaucoup de gens partout dans le monde pensent encore qu’il est toujours le créateur des nouvelles collections Kenzo. S’il reconnaît le beau développement de la marque côté parfums, il n’apprécie pas toujours le prêt-à-porter.
Naissance japonaise d’une passion
Outre le pin’s pour Sushi Shop, la grande danseuse Sylvie Guillem lui a demandé de dessiner l’affiche du gala de charité qu’elle a initié pour les sinistrés de la catastrophe japonaise, qui s’est tenu le 6 avril 2011 à Paris avec de prestigieux artistes. Kenzo Takada qui a dit un texte en ouverture de la soirée, a été très touché par cette mobilisation. Il est ensuite retourné 15 jours au Japon, comme il le fait deux à trois fois par an depuis 46 ans qu’il vit à Paris. Avant de rejoindre la capitale de la mode en 1965, la passion du jeune Kenzo nait à travers son goût prononcé pour le dessin, les magazines de mode qu’il empreinte à ses deux sœurs, et l’élégance de sa mère qui tient une maison de thé. Il fréquente les bancs de l’université de Kobe durant six mois, et apprend que l’école de mode de Tokyo ouvre pour la première fois ses portes à des garçons. Contre l’avis de ses parents, il part seul pour la capitale japonaise avec finalement l’aide financière de sa mère.
Après 3 ans d’étude, il commence à travailler dans la mode à Tokyo. Cela se passe bien, mais 4 ans plus tard il doit quitter son appartement à cause des Jeux olympiques en échange d’une belle somme d’argent. Il en profite pour réaliser son rêve et quitter pour la première fois le Japon pour aller à Paris : « Sur le conseil de mon professeur, j’y suis venu par bateau. Le voyage a duré un mois et a été formidable, avec des escales de deux jours à Hong-Kong, Saigon, Bombay, Djibouti, Alexandrie où les gens étaient encore à l’époque en costume traditionnel. »
A la conquête de la capitale de la mode
Tous ces enchantements qui le marquent durablement, sont refroidis par la grisaille de l’hiver parisien qui accueille Kenzo Takada en ce 1er janvier 1965 à la gare de Lyon, pour démarrer l’une des plus belles pages de la mode. L’adaptation est difficile pour ce japonais qui ne parle pas français, ne connaît personne et dont les habitudes alimentaires sont bien différentes. Au bout de 5 mois, il montre des croquis à Louis Féraud qui les achète, collabore avec le magazine Elle et se fait engager par des bureaux de style.
Puis en 1970, il créé sa première collection féminine avec pour nom Jungle Jap et ouvre une boutique dans le passage Vivienne. Il affirme dès le départ une identité forte constituée d’un mélange de tradition japonaise, de costumes ethniques venant de plusieurs pays et une touche occidentale. Le tout étant décontracté, gai, très coloré, et avec des imprimés fleuris. Le style Kenzo révolutionne les années 70, va inspirer de nombreux créateurs et ouvrir la voie à des couturiers japonais. L’insouciance de cette époque sans trop d’argent ni la pression qu’il aura ensuite, permet à Kenzo Takada de se réinventer à chaque collection sans avoir peur et sans être trop sérieux pour son plus grand bonheur.
Au cœur de la création
Avec les années 80, la marque prend toute sa dimension et atteint les sommets de la mode, d’autant qu’en 1983 Kenzo lance sa première collection pour hommes, élégante mais un peu décontractée, qui rencontre un vrai succès. Il nous explique son processus de création : « Quand il s’agit de créer des vêtements féminins, je ne pense pas à une personne en particulier, c’est plutôt un fantasme. Si je veux faire une collection un peu japonisante, je commence par dessiner une tête japonaise et après ça vient tout seul. De même pour des vêtements d’inspiration africaine, je dessine une tète africaine et ça suit. Pour les hommes, c’est plus facile et direct, je pense à moi ou à un ami. » Quant à l’inspiration, elle est diverse : « Les voyages, comme au Rajasthan en Inde où les couleurs et les formes sont tellement belles, les vieux films, les expositions de peinture, ou tout simplement dans la rue quand je croise quelqu’un de très élégant ou au contraire pas du tout, cela peut m’inspirer. » Il ne prend jamais de notes, ni de photos, tout est dans sa tête et ressort au moment de la création du dessin et de la construction du vêtement, soit sur un patron à plat soit sur un mannequin.
Succès sur toute la ligne
A toutes les étapes de l’élaboration d’un modèle, il retrouve chaque fois la même émotion et le même plaisir, y compris lors de l’apothéose du défilé quand tout se passe bien. Cet exercice, où le couturier est souvent tendu, après l’avoir envisagé très spontané au début, devient après quelques années beaucoup plus élaboré avec une mise en scène très innovante. Comme le défilé sous un chapiteau de cirque où Kenzo est venu saluer sur un éléphant, ou celui de ses adieux en 1999 au Zénith de Paris, immense spectacle retraçant ses 30 ans de carrière. Il s’est toujours senti plus à l’aise dans le prêt-à-porter que dans la haute couture où tout est minutieux, en étant conscient de ce qu’est la fabrication des vêtements en usine, et en utilisant des tissus de qualité mais pas trop chers, pour rester accessible au plus grand nombre possible.
Parmi les nombreuses cordes que Kenzo ajoute à son arc au fil des années, avec la décoration maison, les bijoux, et de nombreux accessoires, il y a les parfums qui voient le jour à partir de 1988 et deviennent rapidement une immense réussite qui ne s’est jamais démentie depuis. Il s’investit beaucoup au début dans le choix des senteurs, l’élaboration du flacon et du packaging.
La constance du bon goût
Ce grand collectionneur d’art qui avait il y a 4 ans encore une fabuleuse maison japonaise de 1100 m² dans Paris près de Bastille, et qui habite aujourd’hui un superbe appartement de la rive gauche, a toujours eu le sens inné du bon goût. Cela paraît autant évident quand on découvre son environnement personnel, qu’à travers les milliers de modèles qu’il a créés tout au long de sa carrière et dans les différentes activités annexes qui ont enrichi la marque Kenzo. A 73 ans, il n’a plus envie de prendre de risques ni avoir de responsabilités, mais plutôt continuer à jouer le touche à tout en apportant sa patte géniale et reconnaissable entre toutes, à des collections occasionnelles dans la mode et la décoration. Sans oublier la peinture, dont l’accueil favorable réservé à ses toiles est le miroir de l’amour que continue à lui porter une très large famille d’inconditionnels dans le monde entier.