« On pourrait croire que nos métiers artistiques sont exempts de sexisme, mais c'est malheureusement faux »
Interview réalisée dans le cadre d'un dossier sur les femmes suivi d'un portrait réalisé en septembre 2009
Depuis une dizaine d’années et la sortie de son 1er album, Jeanne Cherhal est l’une des artistes les plus attachantes de la chanson française. Après avoir reçu une Victoire de la musique décernée par le public en 2005, ses 2 derniers disques d’une très belle richesse musicale avec des textes mêlant subtilement émotion et humour, ont été vivement salués par la critique. A 34 ans, la chanteuse semble pleinement épanouie, notamment sur scène où elle montre une énergie et une sensibilité enthousiasmantes.
Avez-vous rencontré des difficultés en tant que femme durant votre parcours ?
Jeanne Cherhal - On pourrait croire que nos métiers artistiques sont exempts de sexisme, mais c'est malheureusement faux. J'ai la chance d'être ma propre « chef » et de me sentir respectée dans mon milieu, mais bien entendu, il y a toujours des hommes pour lesquels il est difficile d'admettre qu'une femme est leur égale, ou qu'elle est dans une situation d'autonomie.
Ça va de l'ingénieur du son qui vous accueille dans une salle, et au lieu de vous demander ce que vous souhaitez, s'adresse à l'un de vos musiciens ou techniciens parce que le langage technique ne serait pas l'apanage d'une femme; au type d'une maison de disque qui vous fait des avances déguisées sous couvert d'humour; en passant par le journaliste qui se permet des questions d'ordre privé quand il ne le ferait sans doute pas avec un homme. Il faut alors remettre rapidement les pendules à l'heure ! Comme dans tous les milieux.
Que demande-t-on de plus ou de différent à une femme dans le milieu où vous êtes ?
J.C. - Ce que l'on demande à un artiste comme à une artiste, c'est d'être singulier, de véhiculer de l'émotion, de créer, de parler aux gens. Mais j'ai l'impression qu'implicitement, on attend d'une femme une « sociabilité » pas forcément exigée chez un homme. Un chanteur un peu ours passera pour un être secret, tandis qu'une chanteuse ourse sera soupçonnée de dédain, ou de prétention mal placée.
Pourriez-vous nous confier quelques unes de vos plus grandes satisfactions en tant que femme ?
J.C. - Personnellement, j'ai eu l'impression de me réaliser lorsque j'ai produit un album toute seule, par exemple le dernier, Charade. Je n'avais pas de musiciens, le travail instrumental n'a reposé que sur moi. Je n'étais pas sûre de pouvoir le faire, alors une fois que le disque est sorti, j'ai été plutôt fière. Enfin, cette fierté a duré deux jours !
Par ailleurs en tant que femme, je me souviens avoir été invitée à la Journée internationale contre l'excision et les mutilations génitales, car j'avais écrit une chanson à ce sujet, « On dirait que c'est normal ». A la fin d'une grande réunion avec de multiples intervenants, ma chanson a été diffusée dans l'amphithéâtre, et toutes les femmes africaines qui étaient venues témoigner l'écoutaient avec beaucoup d'attention. J'ai rarement eu une telle émotion!
Comment percevez-vous le métier d’agricultrice, voyez-vous une évolution ces dernières années ?
J.C. - Je le perçois comme un métier difficile, épuisant et nécessitant un vrai amour de son travail. Je suis assez mal placée pour en parler car il n'y a pas d'agricultrices dans mon entourage proche, mais j'ai l'impression en effet que ce métier est en mutation.
Je me trompe peut-être, mais il me semble qu'il y a quelques années encore, une agricultrice était considérée avant tout comme une femme d'agriculteur, et devait à la fois avoir des compétences en comptabilité, travailler aux côtés de son mari et ne pas compter sur un salaire. Aujourd'hui j'ai l'impression qu'une évolution s'opère et qu'une femme agricultrice a désormais la possibilité d'exercer son talent pour elle-même, en travaillant avec et non plus pour ou grâce à son mari. C'est en tout cas un choix de vie que j'admire.
Portrait réalisé en septembre 2009
Plus pointilleuse et peut-être plus exigeante avec l'expérience, Jeanne Cherhal en plein enregistrement de son quatrième album qui sortira en janvier 2010, préfère se donner le temps nécessaire pour être totalement convaincue par son disque fini. De l'écriture à la réalisation et l'enregistrement, elle s'occupe de tout : "J'ai envie de creuser musicalement, notamment au niveau des arrangements." Elle a changé sa manière de travailler, en morcelant l'enregistrement et non plus en l'enchaînant durant trois semaines d'affilée. Dès que deux ou trois chansons sont écrites, elle entre en studio. L'enregistrement va s'étaler sur près d'un an, lui donnant ainsi un recul qui n'était pas possible auparavant.
Par ailleurs, elle a changé de maison de disques, en passant du label indépendant Tôt ou tard à Barclay, maison au prestigieux catalogue : "Avant de signer chez Barclay, j'étais déjà attirée par les artistes de ce label, et je me suis rendue compte que les gens qui y travaillent, ont un regard artistique très aiguisé dont je me sens vraiment proche."
Une évolution naturelle
Ce nouvel album qui sera plus fouillé musicalement, avec une tendance pop, Jeanne Cherhal l'a composé davantage à la guitare, il sera moins dans un format traditionnel avec couplet et refrain. Pianiste de formation, elle a toujours privilégié cet instrument au moment de créer une mélodie. La guitare est venue par la suite, elle lui ouvre aujourd'hui des horizons musicaux et harmoniques différents. Pour la première fois, elle a démarré l'écriture des chansons par les notes, puis sont venus les mots. Elle reconnaît que la musique sera plus présente dans cet album : "Avant, elle me servait à accompagner mes textes, il fallait tout le temps que je raconte un truc, aujourd'hui il y a de vrais passages musicaux."
De la solitude et des rencontres
L'un des moments qu'elle aime par-dessus tout dans son métier, est celui où elle vient de terminer la création d'une chanson et qu'elle en est contente : "C'est jubilatoire, j'ai encore l'impression de servir à quelque chose", elle ajoute à propos de son métier : "Il est solitaire dans l'aspect créatif, où j'ai besoin d'être dans ma bulle, mais le reste du temps je ne l'envisagerai pas sans toutes ces rencontres qui me font avancer, et les relations fortes avec les musiciens et techniciens lors des tournées."
A ce propos, Jeanne Cherhal réclame de plus en plus à son producteur d'aller chanter à l'étranger, même si cela est plus compliqué à organiser : "J'adore découvrir des pays en faisant ce que j'aime le plus au monde, chanter. On est partis 3 semaines en Afrique centrale dans 5 pays différents, l'expérience humaine a été fabuleuse. J'ai également un souvenir très émouvant d'un concert à Beyrouth, où les affiches avaient été arrachées, et pourtant le soir la salle était remplie."
La portée d'une chanson
Jusqu'à présent, elle n'a laissé à personne le soin de lui écrire une chanson, par pudeur ou frilosité, elle ne se reconnaît pas dans les mots des autres. Pourtant les sujets abordés dans ses chansons ne sont jamais prémédités : "Quand je commence un texte, je ne sais jamais de quoi il va parler, je me laisse emporter par la musicalité des mots, et ensuite ça prend sens." S'il paraît évident qu'elle aime l'humour, elle donne à ses chansons, un point de vue volontairement féminin sur le monde sans se sentir pour autant engagée : "Une chanson n'est pas un bulletin d'information ni un programme politique, c'est avant tout une émotion, un bout de vécu." Ses influences vont de Barbara à Serge Gainsbourg, en lorgnant vers un aspect plus rock avec la chanteuse anglaise P.J. Harvey.
Par souci d'honnêteté, elle a besoin de se sentir concernée personnellement par ce qu'elle chante, voilà pourquoi elle n'abordera jamais certains thèmes comme elle l'a fait récemment en écrivant pour Amandine Bourgeois, la Nouvelle star 2008. Jeanne Cherhal a adoré ce nouvel exercice d'écrire pour les autres, qui lui permet de faire tomber les barrières qu’elle se fixe. Cette chanson intitulée "Etranger" sur la douleur de ne pas avoir connu son père durant l'enfance, elle ne se sentait pas de la chanter et a été bluffée par l"interprétation de la jeune artiste, dont elle a tout de suite apprécié le charisme, l'humilité et le talent. A l'écoute, on reconnaît tout de suite la patte de Jeanne Cherhal. Cette réussite devrait certainement donner le jour à de nouvelles collaborations.
Une fille très scène
La scène a toujours été très présente dans la carrière de Jeanne Cherhal, dès ses débuts où elle se produit seule avec son piano jusqu'à sa dernière tournée internationale en 2007 et 2008. Malgré l'expérience de 10 années de concerts et une incontestable renommée, le trac est présent comme au premier jour au moment de se produire devant un public, quelque soit la taille de la salle. Pourtant, la jeune nantaise se fait vite remarquer, on lui propose de participer au Printemps de Bourges un an seulement après son premier concert. Elle y rencontre son futur tourneur et sa future maison de disques.
Son premier album en 2002 est tout naturellement un enregistrement public. Depuis, elle a découvert l'univers du studio avec tout ce que l'on pouvait y faire, et à chaque nouveau disque, elle se fait un peu plus plaisir en osant de nouvelles trouvailles. Dès le second intitulé "12 fois par an", elle reçoit le grand prix du disque de l'Académie Charles Cros et une Victoire de la musique.
S'enrichir avec les autres
Il y a beaucoup de fraîcheur et de liberté dans la manière dont Jeanne Cherhal conçoit son métier. Elle n'hésite pas à répondre à des sollicitations juste pour le plaisir, et sortir régulièrement du cadre très formaté album, promo, tournée que suivent la plupart des artistes. Ainsi avec J.P. Nataf l'ancien chanteur du groupe "Les Innocents", elle a fondé un duo où ils interprètent des reprises dans des bars ou des premières parties. De même avec Katel une jeune chanteuse amie : "On a travaillé une douzaine de titres, des chansons françaises des années 1968-69, pour les chanter à l'occasion d'un concert unique. C'est du temps, ce n'est pas lucratif, mais j'adore çà." Elle a également participé au conte musical de Louis Chédid, "Le soldat rose", et parmi ses autres rencontres et collaborations, elle garde un souvenir ému du duo enregistré avec Jacques Higelin, intitulé "Je voudrais dormir".
Un élan artistique
L'étudiante qui se destinait à devenir prof de philo, délaisse du jour au lendemain le mémoire qu'elle prépare pour l'obtention de sa maîtrise, afin de se lancer dans la chanson. En faisant du théâtre amateur parallèlement à ses cours, elle croise un jeune auteur compositeur interprète. C'est la révélation : "J'ai compris à ce moment-là que c'était ça que je voulais faire, écrire des chansons." Après avoir rêvé d'être danseuse étant enfant, elle en fait tous les jours durant 4 ans dès l'âge de 9 ans, elle apprend ensuite le piano avec un prof durant une année puis préfère continuer toute seule son apprentissage. Cet instrument va devenir l'élément central de sa création musicale, même si aujourd'hui elle tend à s'émanciper.
Récemment, Jeanne Cherhal a eu l'occasion également de pousser un peu plus loin son expérience de comédienne, en étant l'une des interprètes de la pièce de théâtre "Les monologues du vagin", et en jouant dans deux courts métrages. Ce n'est pas pour autant qu'elle se considère lancée dans cette carrière : "Je suis tellement critique vis à vis des comédiennes qui chantent, que je me demande si j'ai une réelle légitimité là-dedans. Si ça doit se faire ça se fera, mais je ne vais pas le provoquer." La danse n'a pas non plus disparu de sa vie, puisqu'elle continue à en faire pour le plaisir, du classique elle est passée au contemporain.
Parisienne depuis seulement 5 ans, elle s'est totalement acclimatée à la capitale alors qu'elle arrivait tout droit d'une maison en pleine campagne de la région nantaise : "Je vis aujourd'hui dans un quartier du XXe qui ressemble à un village, je connais tous mes voisins et je prends le métro en évitant les heures de pointe. Je profite de la vie parisienne de manière privilégiée." A 31 ans, elle est bien dans sa vie et en particulier dans son métier, et il y a fort à parier que 2010 pourrait bien être l'année Jeanne Cherhal.