Le goût de l’excellence
Dans un décor classé, au cœur du pavillon Ledoyen créé en 1792, officie l’un des plus grands cuisiniers, Christian Le Squer, qui s’apprête à fêter ses 10 ans de 3 étoiles au Michelin. Si sa cuisine aux saveurs uniques magnifie la gastronomie française chez Ledoyen, on peut aussi la goûter dans deux restaurants aux prix plus accessibles que ce chef d’origine bretonne de 49 ans a ouvert récemment.
Au sein du groupe Epicure dont il est un des 7 actionnaires, Christian Le Squer est directeur de toutes les cuisines et de la stratégie culinaire des 3 établissements qui composent le groupe. Evidemment Ledoyen, qui sert en moyenne 280 couverts par jour à la fois dans son restaurant 3 étoiles avec un ticket moyen de 300 € et dans ses salons de réception. Le restaurant Etc créé en 2008, un bistrot chic à la déco contemporaine proposant une cuisine rustique avec élégance qui a une étoile au Michelin et dont le ticket moyen est de 80 €. Enfin le petit nouveau, La grande verrière dans le jardin d’acclimatation, un restaurant familial qui a ouvert cette année en proposant des plats simples revisités par le chef avec un ticket moyen de 28 €.
« Dans une économie qui change énormément, analyse Christian Le Squer, on doit être capable de s’adapter à ce que les gens recherchent. Le fait de jouer dans différentes catégories de prix avec les 3 restaurants, nous permet de sortir de notre tour d’ivoire, d’avoir une ouverture d’esprit, une culture de savoir toucher à tous les produits et d’être accessible à un plus grand nombre. » Le groupe a d’ailleurs en projet un nouveau restaurant avec un menu à 22 € boissons comprises.
Une cuisine en mouvement
D’un restaurant à l’autre chacun dans son style de cuisine, au-delà de l’élaboration des plats, de la recherche des saveurs, il y a une différence de matières premières, où d’un côté le cuisinier a les meilleurs produits possibles et de l’autre des produits moins onéreux dont il va tirer le maximum. Afin d’alimenter les 3 cartes qui sont renouvelées régulièrement, Christian Le Squer donne ses consignes chaque jour à deux de ses cuisiniers, pour faire des essais durant deux heures à la recherche d’un goût, d’une cuisson. L’élaboration d’un nouveau plat prend environ un mois pour trouver l’assemblage et les saveurs recherchées. Dans cette cuisine en mouvement perpétuel, en plus de créer de nouveaux plats, il fait évoluer les anciens, saison après saison, jusqu’à obtenir un mariage parfait qui donne parfois de très grands plats et font la réputation d’un grand chef.
Ainsi chez Ledoyen, il y en a 5 qui atteignent les sommets de la gastronomie française : le turbo, les langoustines, l’anguille, les ris de veau et le croquant de pamplemousse cuit et cru. Pour comprendre ce que signifie un tel niveau, Christian Le Squer explique : « Au fil des années, on devient chef de cuisine et à un moment on franchit le pas, on devient un palais. On a acquis une sensibilité du palais que d’autres n’ont pas. À force de mâcher, d’avoir toujours quelque chose dans la bouche, tout à l’heure j’avais par exemple une queue de persil, on enregistre tous les goûts et on se constitue une mémoire. »
Le moindre détail a son importance
A l’image de son père ébéniste qui remettait jusqu’à la perfection son ouvrage sur le métier, le fils cuisinier est aussi travailleur, insatisfait et perfectionniste avec un trait de caractère en plus, il est très gourmand : « Un plat chez Ledoyen, c’est comme un diamant, il me faut d’abord la pureté du produit, à laquelle je rajoute la touche qui va le sublimer. » Pour obtenir les meilleurs produits, il fait appel à de nombreux artisans et producteurs avec pour chaque catégorie de marchandise, plusieurs fournisseurs chez lesquels il prend parfois un seul produit pour sa qualité remarquable. De la présentation dans l’assiette au découpage par le client pour savoir comment le plat réagit, tout est étudié par Christian Le Squer, jusqu’au mâchage où toutes les saveurs, les consistances apportent au palais des sensations étonnantes.
Ses 3 étoiles s’expliquent également par la régularité au plus haut niveau et la précision de sa cuisine, du plus petit canapé jusqu’au dessert en passant par le pain et bien sûr tous les plats : « A chaque bouchée, les saveurs éclatent, elles ne sont pas noyées dans les épices, elles sont naturelles et concentrées. » Pour arriver à cela, il goûte, touche, vérifie tout ce qui passe en salle et n’hésite pas à intervenir pour éviter toute dérive même imperceptible du goût initial du plat.
L’épanouissement dans la cuisine
C’est en 2002 que ce grand cuisinier a obtenu les 3 étoiles, il s’en souvient avec émotion : « C’est au-delà de ce que l’on peut imaginer, le respect que l’on vous témoigne dans le monde entier lorsque vous avez 3 étoiles est impressionnant. Les gens viennent goûter votre personnalité dans l’assiette. » Totalement investi dans son métier, il commence ses journées à 8h pour les finir à minuit, avec une coupure chaque jour dans le creux de l’après-midi pour aller courir ou nager pendant une heure. Ce sport salvateur qu’il pratique depuis qu’il est chef lui permet de se détendre entre les deux services, d’avoir un recul sur ce qui s’est passé et de revenir avec des idées fraîches.
Le restaurant étant fermé le week-end, il a toujours pris plaisir à faire le marché et cuisiner pour sa femme et ses deux enfants, en leur faisant profiter de son savoir-faire à travers des plats simples mais cuisinés, et en éveillant leur palais. Son palais à lui a été éveillé dès son enfance près de la rivière d’Etel dans le Morbihan entre les produits de la mer, ceux de la ferme voisine et les légumes du potager de ses parents. Il reste aujourd’hui encore très attaché à sa Bretagne natale où il retourne régulièrement.
Naissance d’une vocation
Passionné par la mer durant ses jeunes années, il est très attiré par le métier de marin pêcheur d’autant que ses oncles ont des chalutiers, et c’est en embarquant 15 jours à bord de l’un d’eux qu’il découvre sa vocation à l’âge de 13 ans. Il tombe en admiration devant la capacité du cuisinier à régaler midi et soir dans une ambiance très conviviale, la douzaine de marins qui composent l’équipage. Cette révélation ajoutée à une gourmandise innée le pousse à partir à Paris chez un ami de son père travailler dans une boulangerie, puis à revenir à Vannes pour faire l’école hôtelière pendant 3 ans. Il démarre ensuite dans une pizzeria à Marseille, puis dans un restaurant ayant une étoile au Michelin à La Trinité sur mer avant de revenir définitivement à Paris.
Dans différents restaurants plus ou moins prestigieux, il parfait sa formation en apprenant ce qu’est la cuisine bourgeoise puis la grande cuisine, devient sous-chef au Ritz et obtient sa première place de chef à 33 ans au restaurant Opéra du Grand Hôtel en 1995 : « Au début, j’ai élaboré une carte en reproduisant tout ce que j’avais appris, puis au bout de 6 mois je sentais que ça n’allait pas et j’ai décidé de cuisiner ce que j’aimais manger. Même si c’était un peu brouillon à l’époque, il y avait une sensibilité et une création de saveurs qui n’existaient pas ailleurs. Je pense que ce qui a plu au fil des années en dehors de ma régularité, ce sont mes saveurs mesurées et identifiables et non pas des saveurs qui ne veulent rien dire. »
Plus passionné que jamais
Rapidement sa cuisine plaît et son ascension est impressionnante. Il se voit ainsi attribué une étoile dès 1996 puis deux en 1998 avant d’être embauché chez Ledoyen en 1999 et obtenir 3 ans plus tard les fameuses 3 étoiles, que ce grand restaurant n’avait jamais conquises auparavant. Près de 10 ans après cette consécration, aucune lassitude chez ce chef qui parle de son métier avec gourmandise et jubilation : « A notre niveau, chaque jour est différent pour un cuisinier, j’adore manger, goûter et trouver des sensations nouvelles, apprendre la complexité du vin, j’adore aussi l’atmosphère dans les cuisines, aller voir mes clients à table dont beaucoup sont devenus des amis. Quand vous mangez un plat vous voyez la passion du cuisinier, que le menu soit à 18 € ou 180 €. » Il reste néanmoins attentif et lucide sur ce qui se passe en dehors de sa cuisine, tant sur le plan culturel, qu’économique et politique : « Avec l’économie de demain, il faudra peut-être redessiner la gastronomie différemment. »