« Il y a en France un problème d’éducation vis-à-vis du médicament »

Publié le par michelmonsay

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Brillante pneumologue de 48 ans exerçant à Brest, Irène Frachon s’est lancée depuis 2007 dans un combat exemplaire contre les très puissants laboratoires Servier, pour dénoncer le scandale sanitaire du Mediator. Grâce à sa détermination sans failles, cette affaire a engendré le retrait du Mediator, une loi sur la régulation des médicaments, et un fonds d’indemnisation des victimes en attendant les procès à venir pour une justice qu’elle souhaite exemplaire.

 

Comment est née l’affaire du Mediator ?

Irène Frachon - L’affaire commence pour moi dans les années 90 lorsque jeune médecin je découvre et j’accompagne le scandale sanitaire des coupe-faims dérivés d’amphétamines. Malgré de sérieuses mises en garde de chercheurs et médecins dès les années 70 sur la dangerosité de ces produits qui provoqueraient une maladie rare et mortelle, l’hypertension artérielle pulmonaire (HTAP), les laboratoires Servier ont mis sur le marché le Pondéral et l’Isoméride. A cette époque je travaillais à Paris dans un service spécialisé sur les HTAP et un certain nombre de femmes venaient mourir de cette maladie après avoir consommé ces coupe-faims. Evidemment Servier a nié le lien et a fait pression sur les autorités de santé. Il aura fallu une grande étude internationale pour le prouver et la découverte par les américains d’une autre complication grave, la valvulopathie. Ces médicaments sont interdits à l’échelon mondial et retirés en 1997.

J’apprends de façon incidente que Servier a laissé sur le marché une troisième molécule qui n’est pas présentée comme un coupe-faim mais un antidiabétique. Ce médicament en vente depuis 1976 s’appelle Mediator et aurait une ressemblance avec Isoméride. En 2007 au sein du service spécialisé dans les HTAP dont je m’occupe au CHU de Brest, arrive une dame obèse atteinte de cette maladie suite à une consommation durant plusieurs années du Mediator. Après avoir entendu et lu des suspicions sur ce médicament, je me lance dans une enquête très longue en alertant en vain dès 2007 l’agence française de sécurité sanitaire des produits de santé (AFSSAPS), et le Médiator ne sera retiré du marché qu’en novembre 2009.

 

Qu’avez-vous appris durant toutes vos recherches ?

I.F. – Je découvre tout au long de mon enquête une AFSSAPS sous la coupe de Servier, le laboratoire influençant les nominations de certains experts de l’agence, faisant moduler des rapports de pharmacovigilance, et faisant pression sur les cardiologues s’inquiétant de valvulopathies causées par le Mediator. Je soupçonne alors l’existence d’une délinquance industrielle touchant à des intérêts de plusieurs milliards d’euros et influente dans le monde entier. L’AFSSAPS, tétanisée face à Servier, se contente de retirer le médicament en ne disant rien à personne, laissant ainsi des milliers de malades seuls, qui ne pouvaient même pas faire valoir leurs préjudices puisqu’ils n’étaient pas au courant des causes de leur maladie. Trouvant cette affaire inadmissible je décide de la porter sur la place publique, en écrivant « Mediator 150 mg : Combien de morts ? », un livre très factuel avec des documents accablants à l’appui. Servier saisit la justice et fait censurer le livre, je suis menacée par les experts de l’AFSSAPS dans une campagne de dénigrement et je dois mon salut au député socialiste Gérard Bapt, cardiologue de formation, qui reprend ce combat en juin 2010. S’appuyant sur une étude de la caisse nationale d’assurance maladie, il fait éclater le scandale et contraint l’AFSSAPS à reconnaître le nombre de morts. Aujourd’hui la dernière estimation fait état de 1300 à 2000 morts et des milliers de victimes atteintes de valvulopathies.

 

Où en sont les victimes et quelles sont les retombées de cette affaire ?

I.F. - Xavier Bertrand a été très efficace et engagé sur cette affaire en mettant en place depuis septembre 2011 un fonds d’indemnisation pour les victimes du Mediator, afin de traiter leur dossier de façon humaine et les aider à négocier avec Servier pour être indemnisé. Maintenant des procès vont avoir lieu dès le mois de mai avec je l’espère une justice exemplaire pour qu’on en finisse avec les mensonges de Servier, les victimes étant dans un désarroi inimaginable. Cette affaire m’a permis de me rendre compte que nos institutions censées nous protéger sont très sensibles à la pression des lobbys, à la corruption, avec une gestion calamiteuse des conflits d’intérêts. En allant voir un médecin, un patient n’est pas sûr d’avoir une information qui ne soit pas biaisée par les intérêts de l’industrie pharmaceutique. Pour éviter de nouveaux scandales, une réforme importante vient d’être votée sur la transparence du médicament concernant tous les acteurs, des industriels au monde médical en passant par les autorités sanitaires.

C’est une étape mais il faut maintenant une vraie volonté politique pour assurer l’indépendance des uns par rapport aux autres. Il n’est pas normal que l’autorisation de mise sur le marché d’un médicament dépende d’études financées exclusivement par l’industrie pharmaceutique. La nouvelle loi prévoit aussi un portail public d’informations sur les médicaments géré par les institutions sanitaires. Il y a en France un problème d’éducation vis-à-vis du médicament et de son réel apport, nous avons un effort pédagogique pour moduler sa consommation. La révolution majeure des médicaments au XXe siècle qui a transformé la vie des patients, a renforcé la foi dans ces produits, mais aujourd’hui le marketing prend le pas sur l’intérêt et la sécurité des consommateurs.

 

Quelle est votre opinion sur les risques sanitaires encourus par les agriculteurs et comment résoudre le problème des déserts médicaux ?

I.F. – J’ai passé mes étés dans la ferme familiale en Charente-Maritime où ma famille produit encore aujourd’hui de l’élevage, de la vigne et des céréales. Les agriculteurs ont payé lourdement l’absence de réelle sensibilisation aux risques encourus. En plus de mon service au CHU de Brest, je soigne aussi une population rurale à Carhaix où beaucoup d’agriculteurs bretons ont souffert physiquement d’une exposition très forte à des aérocontaminants et des pesticides, et il a fallu du temps avant que cela soit pris en compte. D’autre part, je réalise qu’il y a certainement dans le domaine agricole, concernant la protection de l’environnement, des pressions, des manipulations, des mensonges de la part de divers lobbys comme des autorités de régulation qui sont peut-être pires que dans le domaine de la santé.

Le concept du médecin de campagne disponible jour et nuit est fini, il faut maintenant des maisons médicales de proximité où des praticiens venant de villes plus importantes puissent se relayer pour assurer le tissu de soins médicaux. Il faut donner envie aux jeunes médecins de s’installer dans la ruralité mais on ne peut pas les abandonner dans des zones où il n’y a rien, par exemple au plan universitaire, pour leurs enfants.

 

Comment se porte le monde hospitalier et quelle est votre perception de la crise ?

I.F. - Les contraintes financières et budgétaires ont conduit petit à petit à assimiler l’hôpital à une entreprise qui devrait être rentable, c’est une absurdité. Les objectifs de rentabilité dans les hôpitaux publics comportent un grand nombre de travers délétères qu’il faut corriger d’urgence. Cela dit, nous avons de bons hôpitaux, une médecine performante mais qui doit être plus économe quitte à fâcher les industriels et autres acteurs de santé touchant aux intérêts privés. La crise n’affecte pas le domaine hospitalier, les problèmes existaient déjà auparavant. Mon expérience avec l’affaire du Mediator m’a montré les mécanismes en place qui sont partout les mêmes aujourd’hui, consistant à préserver pour une petite classe de dominants l’accaparement des richesses de notre société. J’espère que l’élection présidentielle va permettre de briser ce cycle infernal, qui favorise une entente entre « oligarques » pour préserver argent, richesses et pouvoir.

 

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