La terrible réalité des migrants
Pour raconter le réel des migrants, les sept cercles de l’enfer qu’il leur faut traverser, le premier long-métrage de Guillaume Renusson emprunte plusieurs genres, du drame intime au thriller survivaliste en passant par le western dans la neige. Au cœur des Survivants, il y a le portrait de deux endeuillés, l’un aspirant à mourir, l’autre résolue à vivre. Leur rencontre changeant forcément leur vision du monde et des êtres. Poursuivis comme du vulgaire gibier, ces deux-là se heurtent au racisme, à la violence ordinaire de ces êtres abjects qui disent : « On est chez nous », et envisagent ce mantra comme un permis de tuer. Les images tournées en pleine montagne en hiver des deux corps luttant dans la neige pour avancer et passer de l’autre côté sont saisissantes. Ces corps, ces âmes, ce sont deux acteurs impressionnants, dont le souffle et les yeux en disent bien plus long que tous les discours. Zar Amir Ebrahimi, Prix d'interprétation féminine au Festival de Cannes 2022 pour son rôle dans Les Nuits de Mashhad, à la fois ancrée et inquiète, sans cesse en mouvement, incarne dans sa chair la douleur de l’exil. Cette actrice iranienne a fui la censure et les menaces d’emprisonnement dans son pays et vit en France depuis une dizaine d'années. Sa force inouïe transperce l’écran, et, lorsque son personnage parle de son passé, pourtant perdu, son visage s’illumine comme pour dire la rémanence de la beauté. Denis Ménochet, une nouvelle fois impressionnant, bouscule sa grande carcasse fracassée de l’intérieur, il porte en lui l’ambivalence de cette enveloppe de titan cachant un cœur brisé. Lorsqu’il pose sa grosse main sur le corps tremblant de sa partenaire, pour la réchauffer au cours d’un plan-séquence de treize minutes, l'émotion est palpable. Les Survivants respecte l’intelligence du spectateur et jamais le fond ne prend le pas sur la forme. Pourtant, ce que dit ce beau film haletant, c’est qu’en aidant quelqu’un, parce qu’il le faut, parce que c’est indiscutable, il n’est pas impossible que cette personne vous sauve la vie. Le décor à la fois hostile et majestueux des Alpes italiennes, la mise en scène tendue qui tient le spectateur en haleine, et la puissance des acteurs font de ce premier film, un thriller d’actualité particulièrement réussi.
Les survivants est à voir ici pour 4 € en location ou sur toute plateforme de VOD.
Un polar romanesque et comique
De livre en livre depuis quarante ans, et de nouveau dans son dix-huitième paru en 2020, Vie de Gérard Fulmard, Jean Echenoz a l'art de s’amuser avec des genres et leurs codes, polar, roman d’aventure, d’espionnage, etc. sans tomber dans la parodie. De jouer les nonchalants avec des phrases à l’admirable rigueur rythmique, de se faire le héraut d’une littérature ludique mais qui ne renonce pas au romanesque, et qui ne traite son intrigue ni ses personnages par-dessus la jambe. Mais aussi d’appartenir à la catégorie des écrivains minimalistes, tout en alignant les phrases dont la sobriété se refuse rarement une cabriole stylistique, une blague ou une description surprenante. D’avoir, enfin, fait de la distance, qui tient le trop-plein et le pathos à l’écart, la condition même de sa proximité avec les lecteurs. Au-delà de l'enchaînement rocambolesque autant qu’implacable de rencontres et de circonstances dont est victime l'antihéros de ce roman noir, il y a la phrase de Jean Echenoz, sa minutie désinvolte, ses télescopages entre le soutenu et le trivial, son sens comique, qui sanctionne et célèbre dans un éclat de rire l’absurdité du monde à travers les déboires de son pauvre héros. Vie de Gérard Fulmard est une histoire d’échecs successifs, accomplis par un homme qui n’a pas le choix. Sur le chemin de son personnage, le romancier place des politiciens sans convictions ni scrupules, des femmes plus ou moins fatales, un psychiatre douteux, des menteurs et manipulateurs de tous poils,... L'écriture est riche. Echenoz se balade dans le style comme un sportif de haut niveau. De l'encyclopédie commentée au roman noir stylisé, en passant par le burlesque bien maîtrisé, il ose tout, semant ici et là des clins d'œil sous forme d'adresses directes au lecteur, le faisant se sentir délicieusement complice. L'air de rien, il balance une peinture de notre société sans presque rien omettre : les réseaux sociaux, la vaine mécanique de la machine politique montée en boucle sur elle-même, les dérèglements climatiques, la solitude des hommes, la misère sexuelle … Un monde essentiellement aspiré par le vide. Ce très bon dix-huitième roman du lauréat du Goncourt 1999 pour Je m'en vais, navigue avec souplesse entre drôlerie et mélancolie.
Un ambitieux polar politique, social et romantique
Sylvain Desclous observe à la loupe les comportements humains, la conquête du pouvoir, le sens des valeurs, les petits arrangements avec le réel. Fourmillant de détails et notations justes, le scénario est aussi glaçant que remarquable. Le réalisateur le cosigne avec Pierre Erwan Guillaume, qui a travaillé notamment avec Solveig Anspach et Tonie Marshall. Sylvain Desclous nous passionne avec ce thriller sur l’ambition féminine en terrain de plus en plus ennemi. De grandes espérances se déploie à la fois comme une chronique sur les débuts en politique d’une idéaliste et un drame policier où un amour tourne au combat social et à la haine, à cause de la lâcheté d’un homme, Benjamin Lavernhe, impressionnant en fils à papa sans envergure. Comme en miroir, l'excellent et trop rare Marc Barbé, acteur doté d'une impressionnante présence magnétique, donne au père de l'héroïne le visage buriné et le regard clair d’un milieu modeste sur lequel on peut toujours compter. Rebecca Marder apporte une présence formidable au personnage central, délicatement fiévreuse, elle est aussi solide dans les scènes de représentation politique que fragile dans les moments d’intimité. Ce faisant, entre coup de force romanesque et point de vue documenté sur le milieu politique, Sylvain Desclous ajoute une pierre à un cinéma français qui semble, depuis une dizaine d’années, avec plus ou moins de réussite, vouloir combler son retard sur le cinéma hollywoodien (lequel a entre-temps démissionné sur le sujet) dans la représentation du monde politique. Son film se situe dans le sillage du remarquable L’Exercice de l’Etat (2011), de Pierre Schoeller, ou d’Alice et le maire (2019), de Nicolas Pariser. Ces trois regards parmi les plus subtils portés sur le milieu, qui se dispensent de la charge facile, savent ne pas s’interdire l’embardée de l’imaginaire et posent de manière complexe la question, que l’on voudrait croire moins douloureuse qu’elle ne le paraît, de l’idéal et de la probité en politique. Sylvain Desclous met en scène un film ambigu qui, à sa manière, jamais didactique, témoigne parfaitement du climat social et idéologique de notre époque.
De grandes espérances est à voir ici pour 4,99 € en location ou sur toute plateforme de VOD.
Une passionnante plongée dans l'atelier d'un génie
C‘est un plafond qui a fait hausser les yeux au ciel. En 1964, quand l’Opéra Garnier lève le rideau sur la nouvelle voûte colorée de 220 mètres carrés que lui a offerte Marc Chagall, Paris bruisse de la rumeur du scandale. Et la presse se déchaîne contre cette intrusion de l’art moderne au cœur du bâtiment second Empire aux rondeurs pâtissières. Soixante ans plus tard, les outrances de la polémique feraient presque sourire, quand on parcourt les coupures de presse jaunies exhumées par le Centre Pompidou dans l'exposition Chagall à l'œuvre, alors même que le fameux plafond chatoyant est devenu un incontournable du patrimoine parisien. De récentes donations des petites-filles de Chagall permettent de découvrir la genèse de cette coupole à la féerie colorée, dévoilée à travers une farandole de maquettes et de dessins préparatoires à la gouache, à l'encre, aux pastels et aux crayons de couleur où la fresque circulaire prend forme sous nos yeux, juxtaposant les chromos d’un Paris de carte postale (tour Eiffel, Arc de triomphe, Sacré-Cœur…) et le panthéon musical de l’artiste (Bizet, Verdi ou Beethoven). « Il faut faire chanter le dessin par la couleur », disait ce mélomane, qui élabora son œuvre monumentale au son de La Flûte enchantée. Cent vingt-sept dessins et collages chatoyants, cinq céramiques et sept sculptures composent cette très belle exposition, qui synthétise l'univers de cet immense artiste, empreint de poésie enfantine et de mythologie personnelle où se croisent folklores juif et slave. À l’entrée de l’exposition, notre regard est happé par des dizaines de superbes dessins : ceux des costumes réalisés pour une production de L'Oiseau de feu donnée par le Ballet Theatre de New York en 1944. La mélodie du pinceau, les notes qui dansent sur la toile, voilà le souffle musical qui anime l’œuvre de Chagall. Une musique qui l’inspire, le guide et le pousse à explorer de nouvelles voies visuelles. Sa peinture fusionne avec la danse elle-même, intégrant les mouvements des danseurs dans les plis des tissus, les éclats de couleur dans les mouvements chorégraphiques, dans une symphonie visuelle époustouflante. Tel un chef d’orchestre visionnaire, Chagall imagine des rythmes colorés, mêlant les arts dans des harmonies géométriques déclinées en une infinité de nuances. Sculpture, céramique, collage, peu importe le medium, tant que le voyage est si beau et si inspirant.
Chagall à l'œuvre est à voir au Centre Pompidou jusqu'au 26 février 2024, en voici quelques exemples :
Remarquable fresque tragique sur la cupidité humaine
Killers of the Flower Moon est l'adaptation du livre de David Grann revenant sur la série de meurtres dont a été victime la communauté Osage dans les années 1920 en Oklahoma. Martin Scorsese y réunit pour la première fois derrière sa caméra ses deux grands acteurs fétiches, Robert De Niro et Leonardo DiCaprio, autour de l'impressionnante Lily Gladstone, le cœur émotionnel du film . À 80 ans, Martin Scorsese livre une œuvre poignante jonglant entre le polar, le western romantique, la tragédie horrifique, la fresque historique et le devoir de mémoire. Killers of the Flower Moon met en lumière le peuple Osage et le sort des stéréotypes, dont toutes les tribus indiennes ont été victimes historiquement et cinématographiquement parlant, pour les laisser raconter leur propre histoire. L'immense cinéaste explore ainsi la disparition d’une culture, voire son invisibilisation au fil des décennies, avec une incroyable ambition. Parallèlement, quand il filme l'extinction commanditée des Osage, il semble conter aussi l'extinction d'une forme de cinéma, celui qu’il veut préserver à tout prix des dérives hollywoodiennes. Car oui, le cinéma a cédé aux sirènes de l'argent, les grands studios préférant compiler les œuvres sans saveur plutôt que de prendre le risque qu'elles ne soient pas hyper rentables. Avec Killers of the Flower Moon, reposant sur une narration à l'opposé des préférences du grand public, Martin Scorsese prend tous les risques. Il déploie une fresque criminelle épique, violente, mais surtout amère et funèbre sur la cupidité et la cruauté humaine, en nous rappelant que le cinéma est un art et non une industrie d'abêtissement collectif. Robert De Niro, qui livre une grande performance, et Leonardo DiCaprio sculptent de leurs visages des masques grimaçants pour croquer toute l’ignoble cupidité de leurs caractères. Par contraste, Lily Gladstone, impériale, arbore une expression minérale, juste zébrée d'éclairs d'amour, de peur ou de dégoût. C’est sur les épaules de cette splendide figure féminine que repose Killers of the Flower Moon, Scorsese dénichant dans son regard silencieux et mélancolique le révélateur des terribles exactions dont sa communauté est victime, en miroir du massacre des populations autochtones sur lequel s’est construit l'Amérique.
Ci-dessous trois bandes-annonces différentes et complémentaires :
Une épopée animée tendre, poétique et ironique
En 1926, l’explorateur norvégien Roald Amundsen commande à l’ingénieur aéronautique italien Umberto Nobile un dirigeable pour atteindre, enfin, le pôle Nord. Les deux hommes, aussi dissemblables que la glace et le feu, embarquent à bord du Norge avec leurs équipes respectives et… Titina, la petite chienne de Nobile, pas vraiment armée a priori pour supporter les conditions extrêmes de l’Arctique. Cette histoire authentique, très médiatisée à l’époque, a inspiré à Kajsa Næss un long métrage d’animation original, qui alterne beaux dessins en couleurs et films d’archives en noir et blanc. Réalisme et poésie font bon ménage dans un graphisme tantôt précis dans les détails tantôt stylisé jusqu’à l’abstraction. Les scènes adoptant le point de vue du fox-terrier offrent même de belles parenthèses oniriques, notamment quand Titina tente de suivre une baleine qui nage sous la banquise. Le film n’élude pas les conséquences tragiques de la rivalité au long cours entre les deux chefs de l’expédition. Mais l’humour est aussi présent, avec une pointe de satire bienvenue, la réalisatrice norvégienne pointant l’obsession de la célébrité chez le très hautain Amundsen ou moquant les dignitaires fascistes italiens cherchant à tirer profit de l’aventure. Les postures grotesques dans lesquelles elle met en scène Mussolini rappellent, avec malice, le ridicule tyran du Roi et l’Oiseau, le classique de Paul Grimault. Au-delà du ressort comique offert par le personnage de Titina, chienne maladroite, chapardeuse et gourmande qui n’en fait qu’à sa tête, ce récit d’aventures, bien au-delà de la facétie de ses protagonistes, pousse à la réflexion sur la vanité et l’orgueil, sources de bien des échecs et de catastrophes humaines.
Titina est à voir ici pour 4,99 € en location ou sur toute plateforme de VOD.
De l'énergie à revendre
A-t-on vraiment envie de rire en ce moment ? On pourrait dire que c'est le propre des époques troublées : le monde va à sa perte, dansons sur un volcan. Raviver et moderniser la comédie de 1851 d’Eugène Labiche Un chapeau de paille d’Italie est le pari gagné du grand metteur en scène de théâtre public, Alain Françon, avec ses 19 interprètes sur le plateau, ce qui devient extrêmement rare. Vincent Dedienne et Anne Benoît sont au cœur d’une troupe survoltée et d’un trio de musiciens qui interprète en direct dans les loges proche de la scène une partition électro-pop de Feu! Chatterton. La musique ne fait pas que meubler les changements de décor, elle entraîne les corps dans une course folle, tirant le spectacle par moments vers la comédie musicale. La pièce multiplie les quiproquos les plus dingues, avec au passage un jeu de massacre dont personne ne sort grandi : bourgeois parisiens, salons aristocratiques, commerçants de province. En 1851, Un chapeau de paille d’Italie était en avance sur son temps, le vaudeville ne prenant essor que dans le dernier tiers du XIXe siècle, mais Labiche pose déjà les bases de ce genre théâtral et de sa folie souterraine. Derrière l'amant dans le placard, le mari trompé, les quiproquos et les portes qui claquent, se cache la bêtise crasse d'une classe, la bourgeoisie, obsédée par l'argent. Les rapports hommes-femmes y sont vus avec une pertinente drôlerie flirtant avec l’absurde, et une contemporanéité étonnante. Alain Françon a suffisamment d'élégance pour faire entendre sans surligner la violence du patriarcat dans un art de la comédie qu'il pousse au burlesque. Vincent Dedienne est drôle, facétieux, virevoltant, et toute la troupe est au diapason avec une mention spéciale à Anne Benoît, qui se glisse avec truculence dans la peau du beau-père à rouflaquettes, et Suzanne de Baecque, godiche sacrifiée qui se contorsionne de manière irrésistible dans sa robe de mariée, mise à mal par une épingle coincée. L'intrusion d’un groupe de rock dans une fable du XIXe siècle est un anachronisme réjouissant. Car si les costumes sont d’époque, la portée de la mise en scène d'Alain Françon est, pour sa part, contemporaine. Elle vient percuter une société dont les tropismes racontent du monde une tendance actuelle et fâcheuse à radicaliser les différences plutôt que de les apaiser. Ces différences d’origines sociales, géographiques, sexuelles ou intellectuelles s’exposent et s’affrontent dans Un chapeau de paille d’Italie. Alain Françon a intelligemment choisi de monter cette pièce folle entre lumière et noirceur, tendresse et férocité dans une mise en scène physique fondée sur la course, l'absurde et le grotesque.
Un chapeau de paille d'Italie est à voir au Théâtre de la Porte Saint-Martin jusqu'au 31 décembre.