Magnifique album d'une grande audace graphique
Il y a Charles Baudelaire l'auteur des Fleurs du mal et il y a celle sans qui ce bouquet n'aurait peut-être pas vu le jour. Mademoiselle Baudelaire, c'est l'histoire de Jeanne, la muse du poète maudit. Jeanne Lemer, Jeanne Duval, Jeanne Prosper, on ne saura jamais vraiment son nom. L'histoire de Baudelaire, c'est elle qui la raconte ici, dans une longue lettre adressée à la mère de Charles, à sa mort. Jeanne était bien plus que la maîtresse. Elle fut lectrice à voix haute. Il lui dictait, elle retranscrivait. Dans ce monde de bohème, Charles est toujours élégant, tiré à quatre épingles. Baudelaire n'est pas un homme heureux. Orphelin de père, il dilapide l'héritage de son père, finit sous tutelle, les huissiers à ses trousses. Mais jamais il ne s'arrête de vivre, de consommer opium, laudanum, de souffrir de la syphilis et d'aimer Jeanne. Baudelaire est un artiste qui réécrit sans cesse, jamais satisfait. Jeanne raconte son Monsieur Baudelaire entre jouissance et passion, jusqu'aux Fleurs du mal. Si l'on en croit ses paroles, sans Jeanne, Charles n'aurait pas été Baudelaire. Le dessinateur et scénariste de bande dessinée, Yslaire, est ici au sommet de son art. Chacune de ses planches est une découverte. Il n'y a pas de codes couleurs pour raconter l'histoire au passé et celle au présent. Il y a des cases et puis parfois une illustration pleine page. Souvent, il y a une couleur matrice en fond et des touches de couleurs dans les cheveux, dans les vêtements, les bijoux. Il y a une alternance de gros plans et de plans plus larges. Lors de la rencontre de Baudelaire et Jeanne, dans la loge d'un théâtre, Baudelaire regarde sa vénus noire, son visage puis ses yeux jusqu'à sa prunelle où son visage se reflète. C'est aussi la patte de cet immense dessinateur. Yslaire incarne ses dessins comme s'il faisait corps avec son œuvre. Comme s'il était possédé littéralement par elle. Il dessine et écrit la mélancolie. Il regarde la muse, le poète, sans jamais les juger. Yslaire montre les mots du poète et son corps dans les bras de sa muse. En même temps qu’une chronique du XIXe siècle, il livre un splendide portrait en creux, extrêmement étayé par des sources documentaires. Dans cette entreprise de réincarnation subtilement tissée, le goût du dessinateur pour les lavis, les teintes sépia et le clair-obscur fait merveille. Sans doute parce qu’il fait écho à un Paris révolu, en robes, chapeaux et toilettes, où le dandysme n’était que l’expression ultime du soin que chacun portait à sa mise. On y découvre un Baudelaire nerveux, fantasque, laminé par l’alcool et plus encore par le mercure, le laudanum et autres « remèdes » censés soigner le « mal de Vénus ». Pourtant, ce qui confère sa singularité à cet album est ailleurs : dans la démesure et les fulgurances graphiques de certaines scènes où, bousculant l’ordonnancement des cases et la retenue chère aux biographes, Yslaire se lâche. C’est cru, noir, violent, cauchemardesque, souvent d’un érotisme sans ambiguïté, et surtout incroyablement juste. C'est sans aucun doute le plus bel hommage graphique rendu à l’univers de monsieur Baudelaire et à mademoiselle, enfin réunis.