Comment ne pas être révolté par ces actes ignobles commis par des hommes violents, qui profitent lâchement de leur force et s'arrogent le titre de propriété de leur compagne en les dominant, en les manipulant, en les engluant dans une relation qui les détruit et les empêche de réagir, et en les massacrant lorsqu'elles essaient de sortir de l'emprise de ces psychopathes ? Le pire, lorsqu'elles parviennent à émettre des signaux d'alerte, notamment en portant plainte, la plupart du temps elles sont classées sans suite et l'inéluctable se produit ! Quand la société va-t-elle vraiment réagir devant ces situations intolérables, en protégeant davantage les potentielles victimes et en s'occupant des potentiels agresseurs d'une manière ou d'une autre pour les empêcher d'anéantir leur compagne ? Cela passe aussi par l'éducation des garçons et plus globalement abandonner un système patriarcal qui a déjà fait tant de mal.
Interview parue dans Télérama de la journaliste du Monde qui a réalisé le documentaire "Féminicides" disponible en replay ici ou sur France 2.
En 2018, 121 femmes ont été tuées par leur compagnon. La journaliste Lorraine de Foucher a enquêté sur les rouages de ce passage à l’acte et dénonce un principe d’anéantissement des femmes largement ignoré. Un documentaire éclairant diffusé mardi 2 juin à 21h05 sur France 2, puis disponible sur le site de replay de France TV.
Durant un an, la journaliste Lorraine de Foucher a analysé en profondeur, avec une dizaine de ses confrères du Monde, les cent vingt et un meurtres de femmes commis par leur conjoint en 2018 en France. De ce travail minutieux, elle a tiré un documentaire remarquable, diffusé lors d’une soirée spéciale sur France 2, qui revient sur cinq affaires emblématiques. Loin d’être des « crimes d’amour » ou des « coups de folie », ces actes d’anéantissement obéissent à un schéma criminel récurrent. D’où l’urgence de mieux détecter les signaux d’alerte et de s’interroger collectivement sur les politiques mises en œuvre pour enrayer le fléau. Rencontre et découverte des coulisses d’une enquête au long cours.
La cellule d’investigation
« Mon intérêt pour ce sujet est né en 2017 de la lecture d’articles de Titiou Lecoq dans Libération, qui avait commencé à répertorier les féminicides. J’ai ensuite rencontré la psychiatre et médecin légiste Alexia Delbreil, première praticienne à avoir recensé les points de convergence de ces affaires. J’ai alors pris conscience du fait qu’il existe un système derrière ces meurtres, qui dit beaucoup des rapports hommes-femmes en France. J’ai réalisé un premier sujet pour Envoyé spécial, puis, au Monde, nous avons eu l’idée d’une investigation collective. Avec une dizaine de journalistes, nous avons analysé le corpus des cent vingt et un féminicides perpétrés en France en 2018, en faisant ressortir leurs points communs, ainsi que les failles policières et judiciaires. Notre souhait : privilégier une approche factuelle, afin de comprendre comment fonctionnent ces meurtres. »
Un recensement difficile
« Le comptage des féminicides permet de les rendre visibles. En Espagne, chaque fois qu’une femme meurt, son histoire est systématiquement racontée, sa photo publiée. En France, il n’y a pas de comptage officiel — nos chiffres s’appuient sur les remontées du terrain et des associations. C’est un indicateur de la mauvaise réponse publique et politique apportée au phénomène. Par ailleurs, il existe toujours des cas qui passent sous les radars, notamment lorsqu’il s’agit de personnes âgées. Quand des couples sont retrouvés morts, on estampille souvent ces décès comme des “drames de la vieillesse”, ou l’on parle de “suicides altruistes”. Mais quand madame a été tuée à coups de marteau et que monsieur a pris des médicaments, on peut avoir un doute… »
Tuée parce que femme
« Une phrase revient souvent quand on parle de féminicides : “Une femme meurt parce qu’elle est femme.” Mais les gens ont du mal à comprendre ce que cela veut dire. J’ai donc choisi d’ouvrir le film sur l’histoire de Lætitia Schmitt, un cas archétypal, tant cette femme a dû affronter un schéma de domination des plus puissants. Celui-ci se manifestait à tous les niveaux — liberté de mouvement, horaires de sortie, choix des vêtements, jusqu’au vernis à ongles, que son conjoint lui interdisait de porter hors de la maison. Le contrôle sur son intimité était tellement fort que, si Lætitia oubliait d’enlever son vernis avant de se rendre au travail, elle était terrifiée et paralysée. Cet élément très concret, tout comme les récits de sa famille et d’une gendarme, décrit un niveau de prédation extrême et une atteinte à sa souveraineté de femme. »
Une violence paroxystique
« Dans les féminicides, on a affaire à des “crimes d’anéantissement” qui correspondent à un comportement connu en criminologie : l’overkill. Le meurtrier donne beaucoup plus de coups que nécessaire pour tuer. Cela participe de la décharge émotionnelle qu’il ressent au moment des faits. Si vous lui posez la question, il aura l’impression d’avoir donné deux ou trois coups de couteau, alors qu’il en a assené quarante-cinq. L’overkill a aussi un impact sociétal. Quand les femmes ont appris l’histoire de Sylvia Bouchet, poussée par son mari du haut d’un barrage, celles qui subissent des violences ont forcément eu peur de finir jetées “comme un paquet”, selon les mots de la sœur de la victime. »
Une affaire d’hommes
« En France, on parle de “violences conjugales”, de “violences faites aux femmes”, alors qu’en Espagne on emploie le terme de “violences machistes”. Tant qu’on continuera à considérer que ces crimes sont uniquement un problème de femmes, on ne s’en sortira pas. L’histoire d’Ana Galajyan est éclairante à ce sujet. Cette mère de deux enfants, victime de violences, a été hébergée d’urgence dans un hôtel et accueillie dans un foyer près de Nîmes. Puis elle a bénéficié d’une formation, a repassé son permis et s’est acheté une petite voiture. Elle a incarné un message d’espoir qui montrait qu’il est possible de sortir des violences. Mais trois mois plus tard, elle a été abattue par son ex-mari, qui s’est ensuite suicidé. En fait, aucune enquête n’avait été ouverte sur cet homme qui continuait à la harceler, illustration des failles béantes du traitement de ces violences en France. Le véritable enjeu est de s’occuper des agresseurs. Au Canada, il existe des stages pour hommes violents. On les aide à réfléchir sur leur domination, on mesure leur dangerosité. Bref, on ne laisse pas ces “grenades dégoupillées” dans la nature. »
Au temps du confinement
« Dès le début du confinement, les statistiques ont montré que les plaintes baissaient. Dans la ville de Clichy (92), où j’ai enquêté, elles ont chuté de 20 %. Les policiers expliquent cela par le fait que les femmes ne pouvaient plus avoir accès à leur “tissu social”, c’est-à-dire leurs amies, leurs mères, qui les encouragent à agir quand la violence “va trop loin”. En revanche, les policiers se sont plus déplacés à domicile, les voisins n’hésitant plus à les appeler quand ils entendent des cris. Il y a eu également plus d’appels au 39 19 [ligne nationale d’écoute destinée aux victimes de violences conjugales, ndlr]. Le nombre de féminicides, lui, est resté stable, voire a un peu baissé. C’est souvent l’intention de séparation au sein d’un couple qui déclenche le passage à l’acte. Or, en plein confinement, une femme ne peut pas quitter son conjoint. »
Une responsabilité collective
« On commence à détacher le féminicide du “crime passionnel” pour l’appréhender comme un “fait de société”. Il y a vraiment un seuil de tolérance qui recule. Mais la société entière doit mener un travail de réflexion sur les violences intrafamiliales, qui ne sont pas seulement le fait de monstres, à l’image d’Émile Louis ou de Marc Dutroux, mais aussi de personnes comme on en connaît tous. En ce sens, nous portons une responsabilité collective. Ces affaires interrogent notre vision de l’amour, du couple et notre rapport à la possession. »
A voir aussi cette vidéo du Monde.