Le grand écrivain turc joue de toutes les cordes de l’amour dans ce magnifique roman
L’épreuve de la détention, Ahmet Altan l'a connue pendant plus de quatre ans pour des raisons politiques, de 2016 à 2021. L’auteur prévenait à l'époque les pleutres à la botte du président turc Erdogan : « Vous pourrez me jeter en prison, vous ne m’enfermerez jamais, car comme tous les écrivains, j’ai un pouvoir magique : je passe sans encombre les murailles. » Rédigé pendant son incarcération, Madame Hayat est la preuve vivante de cette irréductible liberté d’écrire. Faciles à identifier, chargées d’émotion, pétries d’intelligence, les métaphores de sa situation personnelle y abondent. Étudiant en lettres, le héros voit sa vie dorée bouleversée après la faillite et la mort de son père. Soudain confronté à la pauvreté, Fazil doit s’installer dans une chambre aux dimensions d’une cellule carcérale. Il cherche le salut chez Mme Hayat, plantureuse amatrice de documentaires, fascinant personnage sensuel et mystérieux, doué de sagesse et de fantaisie. Ses cours à l’université forent par ailleurs son esprit de questions existentielles, tout en lui apportant un réconfort sans pareil, alors que des arrestations arbitraires se multiplient dans son entourage. Qu’il décrive par le menu la devanture d’une confiserie, la sensualité des femmes, les foules errant dans les rues, le pouvoir magique d’Ahmet Altan pour briser son enfermement brille de mille feux. Palpable jusque dans son écriture, simple, aérienne, tournoyante, l’ivresse de sa résistance porte le livre, traversé de fulgurances à la gloire de la littérature. « La littérature a besoin de courage, et c’est le courage qui distingue les grands écrivains des autres », déclare une professeure, dans l’amphi où Fazil boit ses paroles. Comment ne pas y voir le fondement de tout l’engagement d’Ahmet Altan ? Ce magnifique livre est à la fois un roman engagé, un essai de philosophie morale, une charge politique contre le régime, mais aussi un grand roman d’amour. Majestueux, limpide et profond comme les eaux du Bosphore qu'il évoque au détour d'une page, Madame Hayat, Prix Fémina étranger 2021, est aussi une fable qui conjugue le récit d'une éducation sentimentale et d'une prise de conscience politique. Peut-on concilier l'amour et l'engagement politique ? Peut-on vivre dans un pays qui sombre dans la nuit ? La littérature est-elle le remède à tous les maux ? Ahmet Altan pose ces questions avec une sérénité qui impressionne, sans donner de réponses toutes faites. Roman peuplé de personnages secondaires attachants, Madame Hayat parle autant à la tête qu'au cœur. Un livre universel, rempli de finesse et de subtilité, trempé dans l'encre de l'humanisme et de la liberté.