Le poison lent d'un triangle amoureux en commençant par la fin
Harold Pinter (1930 – 2008), prix Nobel de littérature en 2005, a participé au renouveau théâtral britannique dès les années 1950. Trahisons créé en 1978, reprend l’équation du théâtre bourgeois, le mari, la femme, l’amant, mais la chamboule grâce à une construction antéchronologique, où chaque scène remonte le temps, d’année en année, pour révéler l’essence, la profondeur et les méandres de ce lien. L’inversion de la narration dévoile à dessein la fin, la faiblesse, la fragilité originelle de l’alliance amoureuse ou amicale. Harold Pinter tissant à l’envi les énigmatiques liens amoureux et amicaux du trio, où chacun a construit sa propre vérité et donc son mensonge vis à vis de lui-même et de l’autre. Car ce sont les faux-semblants d’un milieu bourgeois intellectuel, les secrets de l’âme humaine, les enjeux et les contradictions des sentiments, les passions et les désirs contrariés qui sont tour à tour convoqués par le dramaturge anglais. La figure du traître et du trompé ne cessent de circuler dans ce trio, comme ils circulent aussi dans toute relation. Il n’y a pas de coupable identifié, mais trois victimes qui font chacune à leur manière perdurer et se régénérer la trahison. Dans cette fuite en avant, il n’y a ni manœuvre ni manigance, uniquement des envies avortées, des craintes, de fugaces lâchetés pour s’épargner soi-même, ou ne pas faire souffrir l’autre, le tout aboutissant sournoisement au désastre. Pinter développe une sorte de géométrie variable appliquée aux relations humaines et amoureuses. Cette vision ambivalente de l’intime et de l’amour, ni proprement optimiste ni pessimiste, montre ce qui lie et délie les êtres. Tout l’art de Pinter est de capter la dimension troublante, le tremblé qui est au cœur de la relation amoureuse ou amicale. Swann Arlaud, Marc Arnaud et Marie Kauffmann constituent les pièces maîtresse de ce puzzle émotionnel. Ils naviguent sur la corde raide des non-dits et des silences éloquents. Leur jeu tout en retenue britannique et bouillonnement intérieur laisse transparaître en filigrane des passions inaccomplies et toujours prêtes à jaillir. Swann Arlaud, l'un des rares acteurs à avoir obtenu trois Césars (Petit paysan, Grâce à Dieu, Anatomie d'une chute), incarne avec une vérité aussi impériale que sournoise, cet homme prisonnier de ses certitudes et égoïstement désireux de sauver les apparences. À ses côtés, Marc Arnaud excelle en mari désabusé et ambigu tandis que Marie Kauffmann se montre rayonnante en femme et amante à l’assurance séduisante et imperturbable. La mise en scène fine et intelligente est signée par Tatiana Vialle, la mère de Swann Arlaud. Harold Pinter fouille en implacable enquêteur les non-dits du sentiment, et ce qu’ils peuvent révéler d’inconnu, de dérangeant à chacun de nous, à travers une écriture ciselée de près pour composer un sommet de perversité qui déploie, à bas bruit, une infinie cruauté de réplique en réplique.
Trahisons est à voir au Théâtre de l’Œuvre jusqu'au 30 mars.