Le maître de la provocation nous a quittés
Des dialogues percutants, une misanthropie assumée, des comédies souvent féroces qui divisaient le public. Bertrand Blier est mort à l’âge de 85 ans. La France giscardienne des années 1970, redevenue douillette, rêvait de provocations, qu’elle ne tolérerait plus aujourd’hui. Bertrand Blier est alors devenu une sorte de prophète. Il réalise, en 1974, d’après son propre roman, Les Valseuses : l’odyssée tragi-comique de deux petits voyous (Gérard Depardieu et Patrick Dewaere) en quête de fric et de sexe. Puis, Préparez vos mouchoirs (1978, avec les mêmes comédiens, Oscar du meilleur film en langue étrangère) : l’histoire d’un mec qui offre sa femme à un autre, rien que pour la voir sourire. Bertrand Blier devient célèbre. On loue son insolence. Et ses dialogues, effectivement les plus crus jamais écrits depuis Henri Jeanson et Michel Audiard, qu'il a côtoyés enfant, étant le fils du grand Bernard Blier. On pourfend sa misogynie, qu’il ne cessera jamais de contester : « Reproche totalement idiot. Dans mes films, ce sont les hommes qui ont toujours le sale rôle. Je n’ai filmé que des crétins. Des lâches. Aucun n’a la clé du monde féminin… Souvenez-vous des imbéciles des Valseuses : ils sont sur une dune et Depardieu dit à Dewaere : “Il y a bien un cul qui nous attend quelque part.” Toute la connerie des mecs, elle est là… » Son cinéma est gorgé d’un humour sombre et bouffon qui lui fait imaginer d’incroyables intrigues où, par exemple, un homme (Depardieu) en séduit un autre (Michel Blanc) pour finir, avec lui, sur le trottoir (Tenue de soirée, 1986). Ou un garagiste (Alain Delon) s’attache à une inconnue (Nathalie Baye) qui se donne à des hommes dans les trains (Notre histoire, 1984). Il lui est arrivé de prendre une idée de départ simple dans Trop belle pour toi, une des plus vieilles du monde et les plus exploitées : celle d’un homme marié qui tombe amoureux d’une autre femme. Oui, mais voilà, c’est Bertrand Blier qui écrit. Il se plaît à inverser ce à quoi l’on s’attendait. L’épouse est raffinée et d’une beauté saisissante, la maîtresse ordinaire est nettement moins belle, mais c’est de cette dernière que va s’éprendre éperdument le mari. De quoi surprendre. Pas tant que ça. Ce sont des choses qui arrivent, qui ne s’expliquent pas. D’ailleurs, Bertrand Blier ne s’y essaie pas, s’attachant surtout à filmer, avec une justesse bouleversante, les choses de la vie de tous les jours, comment on tombe amoureux et combien la raison n’y peut rien. Josiane Balasko est surprenante et magnifique. Mais la vraie surprise est Carole Bouquet, révoltée, humiliée, malheureuse, formidable comme jamais. La médiocrité de l’être humain culmine dans Buffet froid (1979), véritable cauchemar de quatre-vingt-cinq minutes : on y plonge dans l’inconscient d’un froussard (Depardieu) qui fait exécuter les meurtres dont il rêve par une sorte de double docile (Jean Carmet), avant de quêter un juste châtiment auprès d’un flic irascible, incapable de maîtriser ses nerfs (Bernard Blier). Dans sa filmographie, il y eut des zébrures de beauté dans Merci la vie (1991), ou des éclairs d’humanité dans Un, deux, trois, soleil (1993). Deux films qu’il osait aimer un peu. Puis, après quelques films moins inspirés il revient en 2010, avec Le Bruit des glaçons. Un nouveau pied de nez au bon goût et à la décence, où il approfondissait l’un des grands thèmes de son œuvre : le face-à-face avec la mort. On y voyait, en effet, un romancier alcoolique et goncourisé (Jean Dujardin) recevoir la visite de son cancer qu’interprétait Albert Dupontel. Un cancer pique-assiette, rigolard, sympa, par moments, mais susceptible et menaçant à la moindre résistance : « Parlez-moi poliment ou je vous fais un pancréas… » Étrangement, avec un sujet pareil, sa mise en scène devenait moins asphyxiante qu’à l’ordinaire, presque aérienne. Bertrand Blier n’a jamais renoncé à l’insolence. C’était un solitaire, un humaniste contrarié, un enquiquineur tendre.