Émouvant nocturne indien féminin et subtilement féministe
Comme pour tisser un lien avec la forme documentaire de son précédent film, l'indienne Payal Kapadia ouvre All We Imagine as Light, son premier long-métrage de fiction, sur des voix anonymes témoignant de leur expérience de vie citadine. À Mumbai anciennement Bombay, le rythme est intense, chaotique, et le temps semble ne jamais s’arrêter dans une perpétuelle fuite en avant. La cinéaste accompagne ses paroles d’un travelling laissant entrevoir des habitants qui s’activent autour de plusieurs étalages de marché, sans que notre regard puisse réellement se poser sur ces visages inconnus. Si le film s’embarque ensuite dans une véritable fiction, le récit n’en demeure pas moins en prise constante avec le réel. Mumbai nous est présentée comme un endroit où le désir et l’amour affleurent, mais sont sans cesse empêchés. Cette société aux règles intransigeantes n’est jamais personnifiée. Aucune figure d’autorité qui viendrait nous rappeler l’ordre et la morale n’a sa place à l’écran. Cela étant, la cinéaste n’a pas besoin de les faire intervenir et les femmes entre elles se chargent de veiller à ce que quiconque ne sorte du droit chemin. All We Imagine as Light impose sa force politique en évitant tout bruit et fracas. Au contraire, c'est avec une lente détermination qu'il affirme sa foi en une société où les sentiments sont les seules boussoles. Si le film a l’ampleur d’un grand roman réaliste, à sa manière de s’attacher à des destins avalés par la ville et ses forces sociales, il n’avance que par succession de touches subtiles et impressionnistes, faisant monter l’émotion par gradation ascensionnelle. Le bonheur est-il ne serait-ce qu’envisageable, pour les trois femmes au centre de All We Imagine as Light, aux existences contraintes par les forces économiques, le qu’en-dira-t-on, la tradition. Ne faire qu’entrevoir cette liberté, la désirer, ébaucher sa mise en place, est déjà d’une audace folle face aux injonctions sociales, religieuses et familiales. Payal Kapadia ne fait pas qu’extraire ces trois anonymes de la foule très dense de Mumbai. Elle les dote d’une sensorialité poussée dans ses retranchements, qui donne à sa chronique pleine d’espoir cette saveur si particulière et charmante, notamment grâce à la plus jeune des trois femmes. Grand Prix du Festival de Cannes, All We Imagine as Light est également d'une vraie beauté visuelle, dessinant en sous-texte et à bas bruit ce qu’une Inde plus tolérante, moins misogyne, moins dure, pourrait être, loin de celle qu'impose l’actuel Président Modi.