Fascinante identification d'une femme
Quand le cinéma devient un espace de réinvention de sa propre histoire personnelle, la réalisatrice Mona Achache fait revivre sa mère, l’écrivaine et photographe Carole Achache, qui s'est suicidée en 2016, sous les traits de Marion Cotillard pour percer son mystère. Ce film ovni est hors normes, entre documentaire, fiction, making of et quête initiatique. Carole Achache a laissé à sa mort des milliers de photos, de lettres, des enregistrements, des films amateurs. 26 caisses de documents dont elle s’était servie lors de l’écriture de son livre sur sa mère, Monique Lange, aussi écrivaine, et que sa fille Mona va explorer dans ce film. C’est donc une histoire de filiation qui est racontée dans Little girl blue par la réalisatrice. À travers le portrait de sa mère, elle dépeint trois femmes libres. Libres d’écrire, de penser, mais ce dessein familial cache une autre forme d’héritage, une sorte de malédiction : la transmission de la douleur. Toutes ces femmes ont été malmenées par des hommes. Mona Achache ne condamne ni la dureté de sa mère, ni la reproduction de comportements toxiques. Elle accuse le modèle patriarcal qui rend les femmes victimes et complices du désastre. Pour le dispositif de réincarnation, Mona Achache donne à Marion Cotillard le corps cinématographique de Carole. Portant jusqu’à son parfum, l’actrice prend sous nos yeux possession du rôle, et peu à peu sa voix se transforme, ses gestes se précisent. La caméra tourne en permanence, mettant à nu le processus filmique, des doutes de l’actrice à la vertu thérapeutique de cette résurrection qui creuse le passé dans l’unique but d’en conjurer les blessures assassines. On peut aussi lire ce film comme un document sur le métier de comédienne. L'exercice permet à une impressionnante Marion Cotillard d'employer son corps et sa voix comme dans aucun autre rôle. Parfois, elle lit les mots de Carole Achache. D'autres fois, elle post-synchronise ses enregistrements. Le montage n'élude rien de ses efforts et de ses doutes. Cependant, au fil des plans, on la verra prendre de l'âge, se rider, se tasser, disparaître complètement derrière son personnage, et l'on sent entre les images, la violence de la vie la lacérer. Mona Achache se filme, observant ce fantôme convoqué par son étrange cérémonie de chamanisme cinématographique. Ce film imprévisible, troublant par son rapport incandescent à des histoires elles-mêmes brûlantes qu'il explore, est en tous les cas une expérience de cinéma inédite et une mise en abyme vertigineuse, qui se clôt sur la superbe chanson de Janis Joplin, Litte girl blue.