Un humour savoureux contre le ridicule des conformismes sociaux
En s’inspirant d’un manuel intitulé Les Règles du savoir-vivre dans la société moderne publié par la baronne Staffe à la fin du XIXe siècle, Jean-Luc Lagarce sème de doute, depuis la fin du XXe siècle où il écrit : cherche-t-il à réaliser une simple étude sociologique des us et coutumes d’une époque révolue ou plutôt à révéler, pour mieux s'en moquer, leurs potentielles ramifications dans la nôtre ? Connaissant son goût pour l’ironie mordante, il est aisé de pencher, et c’est heureux, pour la seconde option. Pour ce faire, la réécriture opérée par le dramaturge dédouble les personnalités autant que les voix. Déroule, d’un côté, celle de la baronne Staffe. Avec l’assurance de ceux qui lisent les écrits gravés dans le marbre, elle transmet tous les préceptes qui, de la naissance à la mort, doivent guider l’existence et l’attitude des personnes, qu’on imagine, de bonne famille. A l’en croire, tout, du parrainage aux fiançailles, du contrat de mariage aux noces d’argent, des noces d’or au deuil, est réglé comme du papier à musique. A chaque événement, correspond un cérémonial écrit à l’avance, dicté par des « on » et des « il faut », qui, malgré leur origine indéterminée, pèsent très lourd dans la balance, tels d’immuables commandements. Et puis, il y a cette voix commentatrice et perturbatrice, celle de Jean-Luc Lagarce, qui de temps à autre, s’immisce dans l’impeccable déroulé pour mieux le railler. Sous son regard aiguisé, ces « règles du savoir-vivre », gentiment désuètes et surannées, sont cruellement tournées en ridicule, réduites aux fondations d’un carcan de classe excluant, dont il faudrait une bonne fois pour toutes se libérer pour, enfin et réellement, basculer dans une société moderne. Cette dissociation, une légende théâtrale, Catherine Hiegel, l’incarne à elle seule avec une aisance et un plaisir non dissimulé. Comme taillé sur-mesure, le rôle lui permet, tout à la fois, de jouer la bonne sœur, prêtresse du savoir-vivre, rigide et sévère, le nez dans ses manuels, mais aussi d’user de ce je-ne-sais-quoi un peu narquois, voire franchement cynique, avec l’esprit malin et affûté qu’on lui connait. Sourire en coin, yeux au ciel, attitude blasée, elle édicte les préceptes de la bonne société autant qu’elle les démolit, et se nourrit de la plume acerbe de Jean-Luc Lagarce pour fomenter des saillies aiguisées qui font le sel de son écriture : la précision, l’ironie et l’humour pince-sans-rire. Le résultat sur scène est étincelant, drôle et délicieusement vachard.
A voir au Théâtre du Petit Saint-Martin