Quand Shakespeare est monté de la sorte, c'est sublime
On n’avait jamais vu ainsi "Antoine et Cléopâtre", cette pièce majeure de Shakespeare. Elle est rarement montée, alors qu’elle offre des personnages flamboyants, une réflexion d’une profondeur inégalée sur les entremêlements de l’amour et du politique et sur une tragédie majeure : celle des relations entre Orient et Occident. Le spectacle dure 3h45 avec entracte, mais elles passent comme un rêve chatoyant et chamarré, qui cache sa profondeur sous des dehors envoûtants et charmeurs. La pièce, telle qu’elle s’offre dans une nouvelle traduction d’Irène Bonnaud, nette et sans bavures, se déploie dans une superbe mise en scène de Célie Pauthe où la sensualité est partout : entre hommes et femmes, entre femmes aussi. Mais cette dimension charnelle est présente aussi dans la langue, dans le jeu, et elle est au cœur de la réflexion que Célie Pauthe mène avec Shakespeare, comme un marqueur où les relations de genre, entre homme et femme, se superposeraient avec celles entre Orient et Occident : l’Orient est femme, l’Occident est homme. Outre la langue de Shakespeare qui éblouit dans la modernité de la mise en scène, Célie Pauthe a eu la lumineuse idée d'y adjoindre des chansons de Mohammed Abdel Wahab merveilleusement interprétées en arabe par la comédienne Dea Liane et des poèmes de Constantin Cavafy. Dans le magnifique écrin scénographique qui permet en quelques manipulations de passer des palais égyptiens au couloir du sénat romain, du tombeau de Cléopâtre au désert de Libye, l'excellente troupe d'acteurs s'investit avec une belle intensité et un profond engagement. Célie Pauthe a voulu des lumières chaudes pour l'action se déroulant en Égypte et un environnement glacial pour Rome, telles deux facettes de l’exercice du pouvoir, l’une dionysiaque et charnelle, l’autre sans pitié et cruelle. Une dichotomie qu’elle prolonge, et cultive, dans sa direction d’acteurs. Face au jeu très incarné de Cléopâtre, Antoine et leur cour, immergés dans un bain d’ivresse passionnelle, Octave et consorts apparaissent dans toute leur raideur, martiale, calculatrice et distanciée, proche de cette attitude robotique, inhumaine, qui peut, parfois, naître dans le carcan de l’appareil d’État. Histoire multiple, superbe, folle et terrible, ce chef-d'œuvre du dramaturge anglais, spirale infernale des sentiments, nous apporte, grâce à l'intelligence de la mise en scène, cette jubilation de l’art théâtral que l'on ressent parfois.
A voir jusqu'au 3 juin au Théâtre de l'Odéon - Ateliers Berthier.