L'homme qui cultivait la contradiction
Pour rendre hommage à l'irremplaçable Jean d'Ormesson, voici son portrait écrit à la suite de l'heure inoubliable qu'il m'avait fait l'amitié de me consacrer il y a tout juste 11 ans en décembre 2006.
Immortel depuis son entrée à l'Académie française en 1973, Jean d'Ormesson à travers une trentaine d'ouvrages est devenu une figure incontournable de la littérature. Symbolisant l'esprit français, entre légèreté, élégance et une certaine profondeur, il a toujours su attirer un large public, à l'écart des modes.
C'est au siège des éditions Robert Laffont, qui viennent de publier son nouveau roman, que nous attend Jean d'Ormesson, fidèle à son amabilité et son enthousiasme rares dès les premiers mots échangés. Avec sa voix chatoyante, feutrée et sa diction posée, il explique d'emblée : "Un écrivain écrit toujours le même livre en racontant ce qu'il est, le défi consiste à se renouveler tout en gardant son style, si Mauriac avait fait du Labiche, cela aurait été très douteux. Après avoir beaucoup parlé de mon père, de Chateaubriand et de Venise, j'ai voulu approfondir un thème autour duquel j'ai tourné à plusieurs reprises, Dieu. Cela s'appelle "La création du monde", ce n'est pas un livre religieux, il traite de la condition humaine et de ses questionnements". Lorsqu'il est en phase d'élaboration d'un roman, Jean d'Ormesson travaille de huit à dix heures par jour. Le dernier lui a demandé deux ans en réécrivant chaque page entre quinze et vingt fois, c'est pour lui, un mélange douloureux et jubilatoire. On comprend pourquoi la facilité d'écriture qui lui est souvent enviée, le fait doucement rire. Il n'est pas méthodique, même s'il sait à peu près où il va, le plan du livre évolue en cours de route. "Un roman doit être enracinée dans le réel, selon lui, sous peine d'être aveugle, de n'avoir aucun sens, mais l'imagination de l'auteur doit se mêler à cette réalité, sinon autant lire le journal officiel". Tout en étant très présent dans ses écrits, il aime brouiller les pistes, et de ce fait, se livre assez peu.
La vocation de ne rien faire
S'il est devenu un homme de contradictions, il suffit de s'attarder quelques instants sur son enfance, pour comprendre les fondements de cet art du paradoxe qu'il a cultivé par la suite. Son père, le marquis d'Ormesson, était ambassadeur du Front Populaire et proche de Léon Blum, dans une tradition républicaine, démocratique, plutôt de gauche. Alors que la famille de sa mère, était monarchiste et réactionnaire. De ces opposés, il va apprendre la tolérance, qui sera renforcée par les très nombreux voyages effectués tout au long de sa vie, à la rencontre de pensées différentes. Il n'y a que quinze pays dans le monde qu'il ne connaît pas, toutes ses pérégrinations, notamment dans le cadre de l'Unesco, ont contribué à élargir son horizon. D'ailleurs, son enfance se passera hors de France, entre la Bavière, la Roumanie et le Brésil, là où les fonctions de son père l'amenèrent. Par passion de la littérature, il décide après son Bac de ne rien faire, de reculer son entrée dans la vie active, et prolonge ses études jusqu'à l'agrégation via l'école normale supérieure. Il aime trop Chateaubriand, Proust ou Aragon pour y ajouter quelque chose, et devenir lui-même écrivain. Ce n'est qu'à trente ans, à la suite d'un choc sentimental, qu'il franchit le pas. On peut en déduire à ce propos, que les femmes ont joué en quelque sorte un rôle de catalyseur dans son parcours. Le jeune agrégé apprenant qu'il allait être nommé professeur de français dans une université américaine avec 6000 jeunes filles, fût tellement heureux qu'il en tomba malade. Durant sa convalescence, il croise Jacques Rueff qui cherche un normalien pour l'aider à l'Unesco, au conseil international de philosophie qu'il vient de créer. Entré pour un stage de trois mois, Jean d'Ormesson y reste trente ans, en ayant la sagesse de n'avoir toujours qu'un poste modeste, lui permettant parallèlement d'écrire des livres.
La consécration
Ses premiers écrits sont légers et rencontrent un accueil mitigé, il envisage d'arrêter quand lui vient l'idée de se servir de tous les sujets dont il s'occupe à l'Unesco, en tant qu'attaché culturel international. Il écrit alors un roman sur les sciences humaines, "La gloire de l'empire" en 1971, qui est tiré à 300 000 exemplaires et reçoit le grand prix du roman de l'Académie française. Sa carrière d'écrivain est véritablement lancée, et trois ans plus tard, "Au plaisir de Dieu" connaîtra le même succès, grâce notamment à l'adaptation télévisée qui en est faite. Sa biographie romancée de Chateaubriand "Mon dernier rêve sera pour vous", sera aussi transposée sur le petit écran avec Francis Huster dans le rôle principal. On imagine le dilemme de Jean d'Ormesson au moment d'accepter que ses œuvres soient adaptées, quand on connaît sa position sur le sujet : "Un livre qui ne passe pas ou n'est pas porté à la télévision est un livre perdu, et un livre qui passe ou est porté à la télévision est un livre défiguré, alors choisissez ! La télé comme le cinéma transforme un roman en spectacle". Cet agrégé de philosophie s’est toujours plus ou moins servi de sa discipline dans son œuvre, en la faisant cohabiter avec une insouciance qu'il revendique : "Il est très difficile d'écrire des choses apparemment légères, alors que le contraire se révèle bien plus facile. Mes modèles sont Mozart et La Fontaine, qui sous cette apparente légèreté sont des immenses auteurs".
L'Académie et le Figaro
Si ses romans depuis plus d'une trentaine d'années se vendent très bien, en aucun cas il ne pense aux attentes de ses lecteurs en écrivant, et n'a jamais sacrifié à une quelconque mode. Pourtant l'adhésion du public et les témoignages qu'il reçoit sont à ses yeux la consécration pour un écrivain, bien plus que l'Académie française à laquelle il est tout de même heureux d'appartenir depuis 1973. Elu au sein de cette prestigieuse assemblée, sur un seul roman "La gloire de l'empire", il a été le plus jeune académicien, et quelques années plus tard, celui qui fit entrer la première femme, en l'occurrence, Marguerite Yourcenar. Sensiblement au même moment que son élection à l'Académie, Jean d'Ormesson devient directeur du quotidien "Le Figaro". Amusant pour celui qui était depuis de nombreuses années sur la liste noire, après avoir violemment critiqué dans un article, le livre de Pierre Brisson, qui fut durant trente ans patron du journal. Durant cette période, il n'écrit pas, comme il l'explique : "Le journalisme est un métier hystérique, tout comme celui d'écrivain, on ne peut pas l'être à moitié, on l'est forcément 24h sur 24. Il y a quelques exceptions comme Hugo, Zola ou Mauriac, mais il est très difficile de cumuler les deux". Pour différencier ces deux formes d'écriture, il a une phrase que sa fille employait étant petite : "Quand mon papa écrit très vite avec un stylo, il est en train de rédiger un article, et lorsqu'il ne fait rien avec un crayon, il écrit un livre !" Il rajoute : "Le journalisme, c'est une urgence, la littérature, c'est une patience". Il est pessimiste aujourd'hui sur l'avenir de la presse quotidienne, qui avait à l'époque un réel impact, comme il le rappelle : "J'y ai connu le pouvoir, être directeur d'un tel journal, c'était probablement plus proche du pouvoir qu'un ministre". Pendant ces trois années, il entreprend de moderniser le journal, notamment en déplaçant le carnet mondain, ce qui fut très mal perçu.
De la médiatisation à la tranquillité
Très médiatisé depuis les années 1970, il se fait un peu plus rare aujourd'hui, excepté pour la promotion d'un nouveau livre. Concernant les honneurs, il a toujours pris cela avec amusement, sans se prendre trop au sérieux. Loin des projecteurs, ses plus grands moments de bonheur, se trouvent dans des endroits secrets, en tout petit comité : "Ces instants intimes qui font tout le prix de l'existence". Ses rapports avec le monde agricole ont toujours été très difficiles, à cause d'un rhume des foins d'une extrême violence. Cela ne l'empêche pas d'avoir sa perception de la situation : "Aujourd'hui, les agriculteurs se sentent marginalisés, après avoir été le cœur de la France. Un conseiller du Figaro me disait très justement, que les seules manifestations graves, étaient celles des paysans, dont l'avenir était déjà à l'époque, sérieusement compromis si on ne les aidait pas. Maintenant avec l'Europe, je ne sais pas si le monde rural voit cette nouvelle entité comme une espérance ou une menace". En partie à cause de cette allergie, il a été tout au long de sa vie, un adepte des bords de la méditerranée et des pistes de ski, qu'il fréquente encore à 81 ans. C'est d'ailleurs son principal hobby, ses journées, en dehors d'un sommeil conséquent dont il a besoin, sont consacrées à la conception de nouveaux livres, il espère à ce propos pouvoir en écrire encore un ou deux. Pour y parvenir, Jean d’Ormesson aspire aujourd'hui à une totale tranquillité, et n'a jamais cédé à tout objet de modernité, ni montre, ni agenda, ni ordinateur, ni mobile, il a juste un fax offert par sa fille, qu'il maudit tous les jours !