« Xavier Beulin avait cette intuition que l’axe Nord-Sud allait devenir stratégique »
Fondateur de l’Institut de prospective économique du monde méditerranéen (IPEMED) en 2006, dont il a été longtemps le délégué général avant d’en devenir le président, Jean-Louis Guigou nous parle de Xavier Beulin qu’il a bien connu et de l’intérêt pour l’Europe de se tourner vers son Sud.
Vous avez dit de Xavier Beulin qu’il était un être d’exception, en quoi l’était-il ?
Jean-Louis Guigou - Xavier Beulin avait non seulement une vision du long terme, des capacités à fédérer, mais aussi des valeurs et des principes qu’ils mettaient en application. La conjonction de ces qualités lui a permis d’être un vrai leader qui inspirait confiance tant à la FNSEA que chez Sofiprotéol. Il a su structurer Sofiprotéol puis Avril et leur a fait réaliser de nombreuses innovations, mais tout autant et surtout il a fait comprendre à la FNSEA beaucoup de choses. Avant lui, on brulait les camions de tomates venant du Maroc, aujourd’hui les leaders agroalimentaires ont compris qu’ils avaient besoin de la rive Sud de la méditerranée. Il avait cette intuition que l’axe Nord-Sud allait devenir stratégique, que la géographie et la différence de climats marquaient profondément une complémentarité.
En octobre dernier, nous étions reçus avec Xavier Beulin à l’Elysée par le Président Hollande avec des patrons français, maghrébins et africains subsahariens. A la fin de nos échanges, Xavier Beulin a conclu sur une demande qu’il formulait personnellement au Président : Il faudrait sécuriser la traversée du Sahara pour les échanges commerciaux afin de pouvoir aller d’Alger à Lagos en toute sécurité. Deux mois plus tard, il ne se s’était pas douté que lors d’un important forum africain, la grande nouvelle serait la révélation d’une route transsaharienne reliant Alger à Lagos, achevée courant 2017.
Qu’a-t-il fait concrètement pour faire avancer les choses sur l’intégration Nord-Sud ?
J-L.G. - Xavier Beulin a été membre fondateur de l’IPEMED, il a toujours mobilisé son groupe Avril pour contribuer financièrement au développement de l’institut, et durant 4 ans en a été le président du conseil de surveillance. Il a été un grand avocat de notre cause par le discours auprès des plus hautes autorités et par les actes en engageant son groupe dans les échanges Nord-Sud par des investissements dans plusieurs pays africains. Xavier Beulin avait compris que l’on ne pouvait plus traiter les pays du Maghreb et de l’Afrique uniquement à travers la vente de nos surplus de production, mais qu’il fallait les amener à produire eux-mêmes. Il était donc convaincu que pour aider ces pays à se développer, les grandes entreprises avaient intérêt à vendre leur savoir-faire plutôt que leurs produits. J’ai aussi le souvenir lors d’une réunion de travail le 25 janvier dernier, qu’il m’avait demandé de finaliser le label méditerranéen, pour lequel il militait depuis un moment, afin de protéger des produits comme l’huile d’olive, le blé dur ou les dattes. Nous allons donc tout faire pour que le Parlement européen valide ce label.
Comment vous est venue l’idée de créer IPEMED en 2006 ?
J-L.G. - Je voyais cette complémentarité que nous pourrions avoir avec le Sud, riche en énergie et en main-d’œuvre, tout en ne comprenant pas pourquoi on faisait monter cette main-d’œuvre pour travailler chez nous, ce qui déclenchait des mouvements hostiles voire radicaux comme la poussée de l’extrême droite, plutôt que faire descendre le capital. Personne n’osait porter ce discours de peur d’être accusé de délocalisation, alors qu’il s’agit de coproduction. Je me suis intéressé alors à ce que faisait déjà l’Amérique, le Japon ou la Chine avec leur Sud. Cette hypothèse de coopération avec les pays méditerranéens que j’avais émise en 2006 est devenue aujourd’hui une réalité incontournable, avec des pays du Nord développés mais vieillissants et en pleine stagnation, et des pays du Sud, jeunes, émergeants et en pleine croissance. Il m’a fallu 10 ans pour transformer une intuition à laquelle seul 2% de la population croyait. Aujourd’hui 20 à 30% y adhère. L’Afrique peut être la cause de nos pires malheurs ou de notre bonheur, soit nous ne faisons rien et c’est par centaines de milliers que les africains traverseront la méditerranée. Soit nous nous associons avec ces pays pour travailler ensemble, mais il n’est plus question de charité, de dons, cela est un mépris total.
Que fait concrètement IPEMED ?
J-L.G. - Nous produisons des idées et nous les vendons, parmi elles, la coproduction entre pays du Nord et du Sud et la régionalisation de la mondialisation. Face à la mondialisation non régulée se constituent des régions. D’après un rapport de la CIA sur l’état du monde, trois grandes régions vont structurer la planète à l’avenir: L’Amérique, l’Europe et la Chine avec leur Sud, et celle qui va dominer sera celle qui aura avec son Sud les rapports les plus efficaces, les plus humains et les plus dignes, et non pas celle qui exploitera son Sud. Avec la mondialisation les chaînes de valeur étaient éclatées, on produisait des sièges en Argentine, des boulons au Vietnam et on faisait venir le tout pour assembler. Mais comme l’Europe est condamnée à produire de la qualité, afin de pouvoir la contrôler les chaines de valeur aujourd’hui se compactent, c’est la base de la régionalisation. Pour qu’elle réussisse, il faut un couplage entre des pays développés matures et juste à côté un ou des pays émergeants, à l’image des Etats-Unis avec le Mexique ou la Colombie, ou de l’Allemagne avec les pays de l’Est. De notre côté, nous avons la chance d’avoir les pays du Maghreb sur l’autre rive de la méditerranée, il nous faut donc favoriser leur industrialisation.
L’avenir de l’Europe va-t-il se jouer en son Sud ?
J-L.G. - Il vient d’y avoir une réunion à Versailles des quatre plus grandes puissances européennes, la France, l’Allemagne, l’Espagne et l’Italie qui semblent en accord pour une Europe à plusieurs vitesses avec un noyau dur afin d’avancer sur certains points fondamentaux. C’est une bonne chose, mais les défis auxquels nous sommes confrontés autant au nord qu’au Sud, le terrorisme, les migrations, le réchauffement climatique, les énergies renouvelables, nous ne pourrons les relever qu’ensemble. Si chaque pays essaie de le faire individuellement, nous n’y arriverons pas. L’Algérie vient de lancer un projet pour construire 40 sites de photovoltaïque solaire, qui produiront l’équivalent de 4 centrales nucléaires. Dans une logique de coproduction et de développement du pays, l’appel d’offres international comprend de la formation professionnelle, la production sur place des turbines et des centrales, et non pas de venir simplement produire de l’énergie au plus bas prix.
Il faut donc mutualiser nos efforts, échanger nos expériences pour éviter de faire les mêmes erreurs et tenir compte des progrès réalisés de part et d’autre. C’est par l’économie avec des résultats probants de coproduction que les mentalités changeront, que les peurs s’estomperont, et que l’on arrivera à convaincre les derniers sceptiques qu’il faut aller investir dans ces pays en mutation.
Pourquoi votre nouveau cheval de bataille en plus de la méditerranée est-il l’Afrique, et quel a été le rôle de François Hollande sur ce continent ?
J-L.G. - La conséquence des révolutions arabes est que nous sommes passés d’une méditerranée marginale, cul de sac de l’Europe, à une méditerranée centrale, pivot. Les pays du Maghreb ne sont plus dans une relation univoque avec l’Europe, ils se tournent maintenant vers leur Sud. D’ailleurs le capital et les grandes entreprises commencent déjà à anticiper que c’est en Afrique subsaharienne que le XXIe siècle va se jouer. C’est pourquoi nous avons créé la fondation La Verticale Afrique Méditerranée Europe dans la même logique que l’IPEMED.
François Hollande a cassé le système « Françafrique », dont on se souvient des bijoux de Bokassa ou des valises pleines d’argent des correspondants africains. Il a été le premier chef d’Etat à dire stop à ces trafics d’influence, et à soutenir que l’Afrique était l’avenir de la France et de l’Europe mais dans des relations plus saines. Avec Jean-Yves Le Drian et Manuel Valls, ils ont contribué tous les trois à faire avancer la cause africaine auprès des entreprises et de l’opinion, et à se faire aimer des africains.
Quelques repères
Jean-Louis Guigou est originaire d’Apt dans le Vaucluse. Ingénieur agronome et professeur agrégé d’économie, il s’est très rapidement spécialisé sur les problèmes de territoire. Sa carrière est à la fois celle d’un universitaire à Paris XII et à Avignon notamment, et d’un haut fonctionnaire. Il est marié à Elisabeth Guigou depuis 1966. Après avoir travaillé au cabinet de Michel Rocard, alors Ministre du Plan, il passe une partie de sa carrière à la Délégation à l’aménagement du territoire et à l’action régionale (DATAR) comme chargé de mission puis comme délégué. Dès 2002 il s’intéresse aux acteurs de la méditerranée avant de fonder en 2006 IPEMED. A 78 ans, il est aujourd’hui président de l’IPEMED, fondateur de La Verticale Afrique -Méditerranée - Europe et milite au quotidien pour l’intégration Nord-Sud avec un avenir commun.