« L’Occident n’a pas d’antiterrorisme au sens strict »

Publié le par Michel Monsay

« L’Occident n’a pas d’antiterrorisme au sens strict »

Eminent spécialiste en criminologie, domaine dont il est professeur au CNAM de Paris, à New-York et à Pékin, Alain Bauer a été consulté par tous les ministres de l’Intérieur depuis les années 1980 jusqu’à aujourd’hui, après avoir été conseiller du Premier Ministre Michel Rocard. Il intervient dans de nombreux pays comme conseil de gouvernement, de services de police ou de renseignement, et a écrit une cinquantaine d’ouvrages sur les questions de sécurité et de terrorisme.

 

Les attentats de Paris vont-ils changer la donne en matière de contrôle aux frontières ?

Alain Bauer - Dès le lendemain des attentats, le Président de la République a annoncé que les frontières seraient mieux contrôlées, ce qui était déjà prévu dans le cadre de la COP 21, mais il est impossible de totalement les fermer. Pour mémoire, la France occupée par les nazis réussissait quand même à avoir des interstices pour laisser passer armes et résistants. L’Europe avec la chute du Mur de Berlin, en 1989, pensait que le monde n’était plus composé que de Bisounours. Nous avons alors supprimé nos frontières intérieures et sous-traiter nos frontières extérieures à des pays qui n’en avaient pas les moyens. La libre-circulation est un confort pour temps de paix, aujourd’hui il faut savoir ce que l’on veut et être cohérent. Soit contrôler les frontières en aidant massivement les pays de première ligne, soit les fermer, soit réduire Schengen aux Etats capables de tenir leurs frontières, soit continuer la libre-circulation et accepter que des terroristes en profitent aussi.

 

Que sait-on exactement de l’Etat islamique et peut-on en venir à bout ?

A.B. - L’Etat islamique (EI) est une structure entièrement construite autour des anciens de l’armée de Saddam Hussein, une sorte de sainte alliance des sunnites qui se bat d’un côté contre les chiites majoritaires en Irak et de l’autre contre les kurdes. Leur objectif initial était de faire payer aux américains le retour de l’Iran chiite sur la scène internationale. L’EI a eu dès le départ le soutien des monarchies sunnites du Golfe et l’alliance des tribus locales irakiennes. En prenant Mossoul en juin 2014, ils ont récupéré beaucoup d’armes, d’argent et se sont autonomisés avec la ressource régulière du pétrole et tous les trafics possibles. Il s’agit bien aujourd’hui d’un Etat avec un territoire à cheval sur la Syrie et l’Irak, une organisation, des ministères, une monnaie qui est le dinar en or, un système de communication et une armée mercenaire d’environ 50 000 soldats. Mais la guerre n’est pas un jeu vidéo où des avions à des milliers de km de la France envoient des bombes sans que personne ne réponde, elle n’est pas à sens unique. Une fois que l’on a décidé, malgré les mises en garde de l’EI, qu’on doit intervenir sur le terrain Irakien, puis Syrien, pour abattre l’Etat islamique, il faudra des moyens considérables, aider les kurdes, l’armée irakienne au sol, et retourner les tribus locales. Sans parler du problème des alaouites du Président Assad.

 

Quelle est votre analyse à propos du terrorisme perpétré en France cette année ?

A.B. - L’assassinat d’Hervé Gourdel en septembre 2014 en Algérie a été le premier avertissement de l’EI à la France à ne pas venir s’occuper de leurs affaires sans quoi nous le paierions très cher. L’EI lance des appels réguliers pour recruter des futurs combattants à venir sur leur territoire défendre le califat, tout en précisant : Si on vous en empêche, si vous n’y arrivez pas, alors attaquez les occidentaux chez eux. Le terrorisme a beaucoup évolué, nous sommes passés d’un terrorisme singulier, centralisé et étatique jusqu’en 1989 à des terrorismes de plusieurs niveaux : des terrorismes d’état ou régionalistes qui ont à peu près disparus, des terrorismes hybrides avec des « gangsterroristes », mi-criminels mi-terroristes, ils sont souvent sont très autonomes et n’hésitent à prendre des initiatives, avec comme prototype initial Khaled Kelkal en 1995, puis Merah, Kouachi, Coulibaly et beaucoup de ceux du 13 novembre. Le mode opératoire de ces terroristes est artisanal, souvent désordonné et extrêmement déterminé. Egalement des terroristes de proximité, « lumpenterroristes » au sens marxiste du terme, spontanés et peu prévisibles. Et même des terroristes honteux, incapables d’assumer leurs actes.

Les groupes terroristes d’aujourd’hui sont souvent des nébuleuses sans sommet. C’est une erreur d’analyse de penser qu’en supprimant le sommet, on atteint les organes vitaux. Malgré la mort de Ben Laden, ce qu’il reste de ce qu’on appelle improprement Al-Qaïda continue imperturbablement à lancer des opérations comme celle de Bamako le 20 novembre. Ce cycle terroriste que nous vivons, comme tous les autres qui l’ont précédé, prendra fin par une réponse politique au plan international. Il faut regarder ces événements en perspective dans un temps qui est naturellement long. Arrêtons d’être amnésique, nous vivons dans un univers marqué par l’immédiateté avec un cerveau qui fonctionne en mode Twitter, mais ce n’est pas le vrai monde.

 

Que faut-il changer dans le renseignement français ?

A.B. - Nous mettons trop d’individus dans les fichiers par précaution et sans hiérarchisation de dangerosité, alors que nous n’avons pas les moyens de surveiller tout le monde. Il faut changer la culture du renseignement intérieur. La France comme le reste de l’Occident, n’a pas de renseignement antiterroriste au sens strict, elle a du contre-espionnage et de la lutte contre le crime organisé. Dans ces deux métiers, le temps est votre allié pour remonter la filière, et le secret est une obligation pour ne pas affoler la cible et protéger vos sources. Dans l’antiterrorisme le temps est votre ennemi et il faut tout partager. Comme ce sont les mêmes services qui font tout, ils deviennent schizophrènes. Il faut donc des analystes pour mieux appréhender les problématiques de l’antiterrorisme. Le renseignement extérieur l’a bien compris, alors que l’intérieur commence tout doucement à le faire sous l’impulsion de Nicolas Sarkozy et Manuel Valls. Ce problème du renseignement français s’est concrétisé lors des attentats du 13 novembre avec un désastre au niveau de la prévention, et un extraordinaire succès à Saint-Denis avec des indicateurs, du terrain, de la coordination internationale et de l’échange d’informations.

 

Quelles sont les racines de cette radicalisation de jeunes français et que faut-il faire pour éradiquer le problème ?

A.B. - Ces français qui dérivent vers le djihadisme sont à la recherche d’un idéal, ils ont un problème d’identité entre deux cultures, ou pas de culture du tout, et une absence de reconnaissance. Pour devenir un héros, avant il fallait travailler, gagner de l’argent, être un chercheur, maintenant il suffit de passer à la télé. Ces jeunes qui veulent exister, utilisent l’élément majeur du terrorisme : la communication. Regardez Abaaoud, un terroriste sanglant qui avait sa page Facebook, et se montrait sur Youtube en paradant avec des cadavres attachés qu’il trainait à l’arrière de sa voiture. Il faut rétablir des règles avec des sanctions intégratrices et non éliminatrices à la fois dans l’Education nationale et dans la magistrature. Le laxisme généralisé dans la réponse à la délinquance amène des individus à se dire que tout est permis. Vous noterez qu’il y a eu de nombreuses perquisitions, dont beaucoup dans les espaces annoncés comme sensibles et aucune réaction d’hostilité, comme si enfin l’Etat faisait ce qu’on lui demande. C’est la démonstration que lorsque l’Etat revient, il est respecté, jusqu’à présent c’était une certaine lâcheté qui était le problème. Mais il faudra équilibrer le sécuritaire et le social, l’éducatif et le répressif à terme.

Tous ceux qui expliquent que la laïcité est une neutralité devraient relire la loi de 1905. L’Etat doit comprendre qu’il ne s’agit pas de séparation entre l’église et lui-même mais de libre exercice du culte sous le strict contrôle de l’Etat du point de vue de l’ordre public. Tout ce qui a été toléré par une République molle ne doit plus l’être, il y a des limites d’ordre public. Il faut réapprendre ce qu’a été la construction de la Nation dans toute sa diversité, et retrouver une colonne vertébrale à la République.

 

                                                                                  

Quelques repères

En plus d’être professeur de criminologie, Alain Bauer a été conseiller entre autre de la police de New-York après les attentats du 11 septembre, où il a contribué à créer un service de renseignement spécialisé dans l’antiterrorisme, qui est aujourd’hui encore unique en son genre. Il a également présidé des organismes publics de recherche stratégique, de réforme de la sécurité publique. Écrits en français, en anglais, en chinois et en italien, ses ouvrages font référence en la matière. A 53 ans, il est le seul professeur de criminologie en France.

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