« L’humour est un langage que j’ai toujours aimé »
En hommage à Cabu et à toutes les autres victimes de cet horrible carnage perpétré par des fanatiques d'une écoeurante lâcheté, voici une petite interview réalisée en 2012 et un portrait que j'avais écrit en 2008 après l'avoir rencontré au siège de Charlie hebdo et avoir déjeuné avec ses amis de la rédaction, un moment de rigolade et d'insouciance. Son sourire et ses dessins vont terriblement nous manquer
Petite interview de Cabu et portrait réalisé en juin 2008
Aussi à l’aise dans la bande-dessinée, le dessin de reportage et la caricature, Cabu avec plus de 50 ans de créations à son actif, n’a jamais cessé de combattre la bêtise. Après avoir travaillé pour de nombreux journaux, il est toujours fidéle à 74 ans à Charlie Hebdo et au Canard Enchainé qui publient chaque semaine ses dessins, et il continue parallèlement à sortir régulièrement des livres.
Pouvez-vous nous parler du métier de dessinateur humoristique ?
Cabu - A 10 ans, j’ai gagné un concours de dessin dans le journal « Cœur vaillant » et depuis je n’ai pas arrêté de dessiner. Le dessin était à destination d’une affiche publicitaire pour un stylo, et j’y avais représenté un élève avec les pieds sur son bureau et les mains dans les poches, qui regardait son stylo écrire tout seul. Admirateur de Dubout, je recopiais à l’époque ses dessins pour comprendre comment il faisait. Dès l’âge de 15 ans, j’avais 3 dessins par semaine qui étaient publiés dans le quotidien régional de Reims.
L’humour est un langage que j’ai toujours aimé. Un dessin est un fusil à un coup où l’on réunit beaucoup de choses, il y a une élégance à synthétiser une scène de la vie en une seule image avec un dialogue très court. Cela s’apparente à un théâtre, où le dessinateur serait le metteur en scène qui arrangerait la vie comme il le souhaite sur une feuille de papier, en inventant des personnages. Pour ma part, j’ai toujours eu une prédilection pour le français moyen. Notre ressort est de chercher à dénoncer la bêtise en faisant rire. Le moment que je préfère arrive lorsque j’ai trouvé l’idée et que je me mets à la réaliser, mais aussi lorsque la caricature est réussie. En ce moment, il faut refaire complètement le casting et ce n’est pas facile, notamment avec Jean-Marc Ayrault qui a un visage assez régulier. Il y a aussi beaucoup de femmes au gouvernement, et elles sont bien plus compliquées à caricaturer.
Quel regard portez-vous sur le monde agricole ?
C. - J’ai le regard d’un parisien même si je vais régulièrement dans la Sarthe où mon épouse a une maison. C’est un métier très dur et je ne comprends pas pourquoi les paysans ont autant besoin de subventions, ils devraient pouvoir vivre du fruit de leur travail. D’un autre côté, les céréaliers vivent très bien avec des subventions dont ils n’auraient pas besoin. Leurs exploitations sont de plus en plus grandes et deviennent des usines à blé, orge, colza ou autre, cela n’a plus rien d’artisanal. En plus, ils respectent moins l’environnement que les petits agriculteurs, en supprimant notamment les haies et en utilisant des pesticides qui provoquent entre autre la disparition des abeilles. J’ai toujours recherché des produits bios depuis le début, et j’ai appris récemment que la France ne produit pas assez de bio et qu’elle est obligée d’importer des produits d’Allemagne. Cependant, même si cela reste marginal dans notre pays, de plus en plus de jeunes paysans s’intéressent à l’agriculture bio ou raisonnée.
De quoi est faite votre actualité ?
C. - Je prépare un livre sur New-York qui sortira aux éditions des Arènes début novembre. C’est un ouvrage de croquis dans lequel j’ai beaucoup dessiné les habitants de cette ville monde où il y a une incroyable diversité. Sinon, je viens de publier un livre aux éditions du Cherche-Midi intitulé « Peut-on encore rire de tout ? », où je démontre que l’on peut encore faire les mêmes blagues qu’il y a 20 ans, même si l’intégrisme religieux est plus présent et essaie régulièrement de nous censurer. Un autre livre vient de sortir aux éditions Les Echappés, « La nouvelle France des beaufs », qui réunit tous les reportages que j’ai faits pour Charlie hebdo depuis 20 ans. On pourra voir cet été quelques uns de mes dessins dans deux expositions, une au musée Jean Jaurès de Castres sur les 50 ans de dessins du Canard Enchaîné, et une à Avignon au musée Louis Vouland autour de la Société protectrice de l’humour.
Portrait réalisé en juin 2008
Ce cher Cabu a oublié notre rendez-vous, pour se faire pardonner il nous invite avec la gentillesse qui le caractérise, à déjeuner avec l'équipe de Charlie hebdo dans une ambiance simple et conviviale au bistrot du coin. On y évoque le festival de Cannes, où la rédaction du journal satirique est allée monter les marches pour présenter le film de Daniel Leconte, "C'est dur d'être aimé par des cons". Cette phrase est celle trouvée par Cabu pour illustrer son dessin en couverture de Charlie hebdo du 8 février 2006, qui montre le prophète se lamentant devant la bêtise des intégristes. Ce numéro avait battu des records de vente en publiant les caricatures de Mahomet, ce qui a valu un procès au journal, qu'il a finalement gagné. C'est d'ailleurs Jacques Chirac qui avait poussé la grande mosquée de Paris à intenter ce procès, Nicolas Sarkozy et bien d'autres avaient pris la défense de Charlie hebdo.
Bannir l'intégrisme
Le film retrace toute cette affaire, de la création du dessin de Cabu au procès un an plus tard. La présentation à Cannes est venue clore cette aventure, comme le souligne Cabu : "C'est comme un pied de nez, comme une farce, mais c'est aussi la fin d'un combat pour la laïcité, thème pour lequel on est amené à se battre régulièrement. En 2002, pour l'élection de Miss Monde au Nigeria, qui avait causé la mort de deux cents personnes au cours d'émeutes provoquées par des islamistes intégristes, j'avais dessiné Mahomet en mafieux, verre de cognac et cigare à la main, devant des femmes voilées, en parrain de l'élection de 'Miss sac à patates' avec en légende : Je choisis la Belle de Fontenay." Ce dessin lui a valu de recevoir 900 mails de menaces de mort à la rédaction. Par contre 4 ans plus tard pour l'affaire évoquée précédemment, point de menace directe, mais les autorités décident de mettre une garde rapprochée avec deux policiers auprès de Cabu durant 15 jours.
40 ans plus tard
Ce soixante-huitard attardé, comme il se qualifie, est au cœur des commémorations de mai 68 avec plusieurs ouvrages sur le sujet, dont Cabu 68 un mélange de conversations et de dessins : "Je ne suis pas mécontent que l'on reparle de mai 68, ces idées de liberté, de justice, d'égalité sont éternelles. Les slogans comme "non à la société de consommation" sont toujours d'actualité, c'est même de pire en pire. De la même manière, étant un vieil écolo et défenseur de l'agriculture bio, je ne suis pas mécontent que tout le monde s'approprie actuellement les idées écologistes." Cette époque en 68 marque un tournant dans le dessin de presse, qui se politise davantage jusqu'à devenir presque uniquement politique aujourd'hui.
Le dessin et rien d'autre
Dès l'âge de 12 ans, Cabu a déjà la passion du dessin, il gagne un concours, s'entraîne à recopier les oeuvres de Dubout qu'il trouve dans Ici Paris ou Le Hérisson, journaux humoristiques qu'il demande à sa grand-mère de lui acheter en cachette de son père. Puis, il découvre le Canard enchaîné et une forme de dessin plus politique. A 15 ans, ce natif de Chalon en champagne publie 3 dessins par semaine dans l'Union de Reims alors qu'il est encore au lycée. C'est avec ce quotidien régional qu'il commence à apprendre son métier, en croquant notamment les membres du conseil municipal. Il redouble sa seconde et arrête sa scolarité, pour se consacrer pleinement à sa passion en intégrant l'école Estienne d'arts graphiques à Paris. Puis il part faire son service durant 27 mois en Algérie au moment de la guerre, il en revient profondément antimilitariste. Même si au début, il doit faire la queue pour proposer ses dessins dans les rédactions, Cabu n'a jamais connu de vaches maigres et a toujours pu vivre de son métier.
Trouver sa voie
A son retour d'Algérie, son dessin devient plus corrosif, d'autant qu'il y a une émulation au sein de l'équipe de Hara-Kiri, qu'il intègre à sa création en 1960 : "Cavanna a réuni une équipe de dessinateurs voulant faire de l'humour assez grinçant, non pas sur des fadaises mais des vrais sujets de société. On se moquait même de la publicité, alors qu'aucun journal ne pouvait le faire. J'ai d'ailleurs été ravi de travailler tout au long de ma carrière pour les deux journaux qui ne vivaient pas de la publicité, Hara-Kiri devenu Charlie hebdo ensuite et le Canard enchaîné, cela donne évidemment plus de liberté." Ce qui ne l'empêche pas parallèlement de dessiner pour de très nombreux supports, y compris Le Figaro au moment du procès Ben Barka en 1967. Il travaille à la fin des années 70 et durant les années 80 à la télé, notamment dans l'émission Récré A2 où il apprécie le contact avec les enfants en leur faisant passer l'amour du dessin. Sa carrière pour le petit écran est riche de collaborations assez diverses, de Droit de réponse avec Michel Polac, à Télé-matin, au Soir 3 ou au 12-13 de FR3. Chaque fois, il adapte son style sans jamais se renier.
La portée d'un dessin
"C'est souvent un choc, une exaspération où l'on ressent le besoin de réagir qui donne envie de prendre un feutre, explique Cabu. Un dessin, c'est un fusil à un coup, et pour qu'il soit réussi, il doit d'abord faire rire ou sourire avant même de communiquer l'indignation qui l'a provoqué. On ne peut pas changer grand-chose avec nos dessins, c'est juste un peu de poil à gratter." Il rend hommage à Goscinny avec lequel il a travaillé pour le magazine Pilote et à Cavanna, pour l'avoir aidé à trouver ses personnages récurrents et son style. Du grand Duduche au beauf, il n'a cessé de croquer les travers de notre société sans se fixer de limites, ce qui lui a valu d'avoir 11 procès dont 6 avec l'armée, et au final il en a perdu 10. Ce fameux beauf créé en 1974, a évolué au fil des années, il a commencé contremaître dans une usine d'armement et aujourd'hui il travaille dans la communication. Parmi les choses qui l'énervent le plus, il y a les voitures 4x4 dans Paris ou la chanson formatée qui envahit les ondes radios, ce qui est insupportable pour lui, amoureux inconditionnel de jazz et de la poésie simple et accessible de Charles Trenet.
Comme un besoin vital
Il n'aime pas les dessins avec deux personnages qui se parlent, et une bulle au-dessus, il préfère ceux sur lesquels on s'attarde un peu pour apprécier la qualité, notamment celle de la caricature. Ce qui ne veut pas dire que le texte n'est pas important, il commence même par cela, le plus dur étant de trouver les mots justes et d'être le plus concis possible. Rares sont les journées où il ne prend pas son feutre, outre la vingtaine de dessins qu'il propose chaque semaine au Canard enchaîné et à Charlie hebdo, il a sans arrêt des sollicitations de tout ordre. Affiches, livres, tracts, étiquettes de vin, journal municipal de Paris…après 55 ans de dessin, le plaisir est toujours là, surtout dans le dessin unique plus que pour une bande-dessinée.
Cabu a pu montrer fin 2006 une autre facette de son talent, à l'occasion d'une grande exposition à l'Hôtel de ville de Paris où étaient montrés une sélection de dessins sur la capitale. L'artiste adore sa ville d'adoption et ne sort jamais sans son carnet. Il a représenté Paris avec tendresse, nostalgie ou moquerie dans ces oeuvres inédites assez différentes de ce qu'il publie dans les journaux. La précision du trait et la justesse des attitudes ont suscité l'admiration auprès des visiteurs.
Continuer à vivre de sa passion
Tout au long d'une carrière qu'il n'a aucune envie d'arrêter, il aura touché à toutes sortes de dessins : du reportage, de la BD, du dessin pour enfants, de la caricature, de l'illustration. Il est quelque peu inquiet pour l'avenir du dessin, à cause de la presse gratuite qui n'en utilise pas : "Un dessin n'est pas assez consensuel, et ces nouveaux journaux ont peur des retombées. Pourtant un dessin, c'est une part de liberté d'expression et d'opinion, mais ces supports n'ont aucune ligne éditoriale et ne proposent aucune réflexion."
A 70 ans, Cabu est toujours un dessinateur contre qui cherche à déranger, tout en étant resté un grand enfant riant facilement aux plaisanteries de ses camarades. Pour preuve un dessin paru il y a quelques mois lors de la disparition de Jacques Martin, rappelant son émission L'école des fans : "J'avais mis un petit Sarkozy en culotte courte, Jacques martin lui demandait : qu'est-ce que tu veux faire plus tard mon petit, et Sarkozy répondait : je veux me taper ta femme !" La plus grande fierté de Cabu est d'avoir réussi à vivre de son métier, surtout lorsqu'il repense à ce que lui disait son père professeur aux Arts et métiers : "Si on pouvait gagner sa vie avec des dessins, ça ce saurait !"