« Les valeurs républicaines se perdent »
Elle s’est fait connaître en étant présidente de la Haute autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité, puis en devenant Secrétaire d’Etat à la jeunesse et à la vie associative du gouvernement Fillon. Avant cela, Jeannette Bougrab avait fait une brillante carrière universitaire en obtenant un doctorat de droit public et en étant maitre des requêtes au Conseil d’Etat. Elle est aujourd’hui à 39 ans assez logiquement avocate, et vient d’écrire un livre dans lequel elle porte un regard douloureux sur la République.
L’Information Agricole – Que ressentez-vous après l’annulation par la Cour de cassation du licenciement d’une employé voilée de la crèche Baby-loup ?
Jeannette Bougrab - Une grande tristesse de voir une digue céder devant les revendications communautaires. La laïcité est un principe constitutionnel qui permet de vivre ensemble quelle que soit la confession et l’origine. C’est aussi un principe émancipateur pour les femmes, et lorsqu’on voit la Cour de cassation expliquer que ce principe ne s’applique pas dans les établissements privés, il s’agit là d’un recul. Les hautes juridictions sont parfois coupées des réalités. Ce pays que l’on aime tant avec ses valeurs universelles, tend à disparaître au profit d’un modèle communautariste anglo-saxon. La crèche Baby-loup à Chanteloup les vignes (commune du 78 où avait été tourné « La haine » de Mathieu Kassovitz) tenait par miracle compte-tenu des pressions et des violences qu’elle subissait, notamment de milieux intégristes. Après cette décision, les menaces et les appels anonymes sont montées d’un cran. Déjà avant, le personnel était injurié, leurs pneus régulièrement crevés, on leur faisait le sourire kabyle, signe qu’ils allaient être égorgés. On ne s’imagine pas de telles situations en France, ce quartier est devenu une zone de non-droit. Nous allons être obligés de fermer la crèche, et 120 familles modestes ou monoparentales vont se retrouver sans mode de garde. Il y a une telle omerta que personne n’ose s’opposer à certains groupes de la population.
Aujourd’hui, il appartient au législateur de créer une loi pour affirmer clairement le principe de laïcité au moins dans les établissements de la petite enfance, comme cela a été fait pour l’école. On doit protéger les enfants en laissant à l’entrée de la crèche ses croyances religieuses et toute manifestation ostentatoire.
I.A. – Craignez-vous que cette décision de justice fasse jurisprudence ?
J.B. - Cet arrêt de la Cour de cassation va renforcer les revendications communautaires qui existent déjà sur les salles de prière, les horaires adaptés au ramadan. Il y a en milieu hospitalier, des hommes qui refusent que leur femme soit auscultée par un homme, certains d’entre eux ont même fait de la prison pour avoir battue leur femme à cause de cela, il y a aussi des aides-soignantes qui refusent de prodiguer des soins à des hommes. Du coup dans certains hôpitaux, des femmes gynécologues consultent en priorité des patientes musulmanes pour éviter des problèmes. Au nom d’une culpabilité postcoloniale et d’une interprétation erronée de l’Islam, on abandonne ce qui faisait l’essence de la République en anticipant des revendications communautaires qui ne sont pas toujours exprimées. Comme par exemple la ville du Havre jetant des tonnes de mousses au chocolat qui contiendrait de la gélatine de porc, alors qu’il y a des gens qui meurent de faim en France et que l’on parle de couper les subventions européennes aux associations caritatives. Autre exemple, les horaires de piscine aménagés pour exclure la mixité. On est dans une situation qui ne dit pas son nom, ce contrat social a été modifié sans l’aval des français, et tant que les politiques cèderont à des revendications communautaires pour récupérer des voix, les choses iront de mal en pis.
I.A. – Quel message voulez-vous faire passer dans votre livre* ?
J.B. - C’est d’abord un livre pour rendre hommage à mes parents harkis, en particulier à mon père, caporal-chef dans l’armée française, qui avait toutes les raisons de détester la France et qui au contraire n’a cessé de la chérir. Je pense que c’est important de connaître l’histoire de ces gens qui ne savaient ni lire ni écrire, et ont inculqué à leurs enfants l’amour de la patrie, de l’école. Ils incarnaient les valeurs républicaines bien plus que certains milieux parisiens. Ces valeurs malheureusement se perdent aujourd’hui et nous sommes une poignée avec Elisabeth Badinter ou Manuel Valls à essayer de les défendre. A force de céder sur un certain nombre de principes républicains, compte tenu d’une situation économique très difficile et sans prendre de véritables mesures, le réveil va être difficile et beaucoup voteront pour l’extrême droite.
I.A. – Quelle est la réalité, un après les assassinats perpétrés par Merah, de l’islamisme en France et dans les pays arabes ?
J.B. - Il y a une véritable installation de courants fondamentalistes dans les quartiers, une centaine de français font le djihad en Syrie, d’autres au Mali, et quand on remet en cause les services de l’Etat avant de remettre en cause Mohamed Merah, ça me pose un problème. On ne peut justifier l’ignominie par une détresse sociale, mes parents ont échappé au massacre en Algérie, ont été accueillis déplorablement en France, jamais mon père n’a basculé dans la délinquance ou le fondamentalisme. L’humain possède toujours un libre-arbitre, et trouver chaque fois des excuses au pire, ne participe pas à rendre service à la République. C’est dans l’école que se trouve la réponse pour endiguer l’islamisme, et en même temps l’Etat doit avoir une politique très ferme, en n’hésitant pas à expulser les personnes prêchant des valeurs qui ne sont pas les nôtres.
Concernant les pays arabes, la culpabilité d’avoir soutenu des dictateurs ne doit pas nous pousser à soutenir des islamistes. Ces partis ont gagné le pouvoir grâce à l’argent des saoudiens et des qataris qui leur a permis de financer des œuvres sociales, et lorsque l’on connaît la misère en Tunisie et en Egypte, les islamistes ont pu récolter ainsi les voix populaires. Il n’y a pas d’islamisme modéré, l’application de la charia signifie une inégalité entre les hommes et les femmes, le port du voile, la lapidation.
I.A. – En matière d’éducation, comment réagissez-vous aux réformes engagées ?
J.B. - Il y a 300 000 enfants qui sortent chaque année du système scolaire sans diplôme, et je trouve stupide de supprimer l’apprentissage à 14 ans. Pour tous ces gamins qui sont en échec, c’est une voie essentielle, même s’il y a des choses à améliorer comme la somme de paperasserie décourageante dès que l’on veut faire un apprentissage. En Allemagne, qui a l’un des taux de chômage les plus faibles pour les jeunes, l’axe fort de la vie professionnelle est l’apprentissage. Par ailleurs, on ne peut pas demander à l’école de lutter contre l’échec scolaire si l’on n’accompagne pas financièrement les familles, notamment les monoparentales ou celles avec plus de 4 enfants. On a le sentiment que l’on veut opposer des catégories. Une chose est sûre, on ne peut pas faire peser sur les classes intermédiaires tous les efforts de la société française
Sur la réforme des rythmes scolaires, certaines collectivités locales n’auront pas les moyens de l’assurer, et je vois plusieurs communes de gauche reporter au maximum sa mise en application. Pour ma part, j’y suis favorable et lorsque j’étais Secrétaire d’Etat à la jeunesse, j’avais travaillé avec Boris Cyrulnik sur le mal-être à l’école dont l’une des raisons provient des rythmes scolaires, mais aussi de la notation. Pour autant, je ne suis pas sûr que notre pays soit prêt à ces réformes. Dès que l’on veut toucher à quelque chose dans le domaine de l’Education, c’est toujours très compliqué. On a l’impression qu’à chaque fois que Vincent Peillon bouge, on parle de gaffe.
I.A. – Quels sont les points sur lesquels vous attendez des avancées concernant les droits des femmes ?
J.B. - L’écart de salaire moyen entre les hommes et les femmes est de 28%. En plus les femmes sont les premières victimes des plans de licenciement et du chômage en général, vu que le simple fait d’être une femme est la première cause de discrimination au travail. Sans compter qu’il n’existe pas suffisamment de modes de garde pour leur permettre de travailler. Il faut que les syndicats jouent leur rôle en matière de lutte contre les discriminations. Lorsque j’étais présidente de la Halde, jamais un syndicat ne m’a saisi pour une discrimination raciale ou liée à un état de grossesse, mais uniquement pour une discrimination à l’appartenance syndicale. Quant à la parité, on est obligé d’adopter une loi pour la faire respecter dans le conseil d’administration des grandes entreprises, et même lorsqu’une loi paritaire existe déjà, elle n’est pas appliquée, regardez l’Assemblée Nationale. De même dans la haute fonction publique, il y a très peu de femmes, c’est une constante dans la société française, qui est malheureusement très conservatrice. Il ne faut pas uniquement des dispositifs pour le secteur privé, le secteur public doit être exemplaire et il ne l’est pas.
* « Ma République se meurt » Editions Grasset.