« Comment la pensée libérale permet-elle de poursuivre le bien commun ? »
Généticien et essayiste renommé, à 69 ans Axel Kahn, qui a occupé plusieurs hautes responsabilités scientifiques, a écrit de nombreux livres de vulgarisation sur la médecine et de réflexion philosophique, est toujours autant sollicité par les médias pour la pertinence de sa parole sur un grand nombre de sujets.
Qu’avez-vous souhaité mettre en lumière dans votre dernier livre* ?
Axel Kahn – Ce livre fait le point sur l’équilibre entre les règles de l’économie et le bien commun à travers l’Histoire, des premières sociétés humaines à la crise actuelle. Je m’intéresse depuis très longtemps en dehors des projets scientifiques, à ce qui nous fait humain. J’ai étudié précédemment la relation à l’autre, l’amitié, l’amour, le rire, l’art, la science, le sens du beau et cette fois j’ai voulu me concentrer sur l’échange des biens. Ils ont commencé dans des temps très anciens par le partage, le troc, puis l’introduction de la monnaie, jusqu’à l’évolution de l’économie vers le libéralisme, avec une difficulté fondamentale : Comment la pensée libérale, qui définit l’homme comme étant égoïste et cupide, permet-elle de poursuivre le bien commun ? Deux courants vont coexister jusque dans les années 1980, celui originel qui affirme que la société se doit de veiller sur certains objectifs de l’ordre du bien commun, et celui né à la fin du XIXe siècle considérant que les vices privés font les vertus publiques. Cette 2ème école dite néoclassique prend le pouvoir à l’aide de Ronald Reagan et Margaret Thatcher en desserrant toutes les règlementations. La crise des subprimes de 2008 et celle de la dette publique sont les conséquences directes de ce changement de donne. Les flux financiers vont progressivement dépasser les autres mouvements économiques, et aujourd’hui la masse de ces flux est 50 fois plus importante que celle du marché des biens et des services.
Pourquoi le libéralisme néoclassique est-il responsable de la crise ?
A.K. - L’idée de base était de diminuer les recettes des états pour libérer le capital, mais s’il est relativement facile de baisser les impôts des tranches supérieures, ça l’est beaucoup moins de réduire les salaires et ralentir les dépenses sociales. D’autant que le renflouement espéré des caisses de l’Etat par la stimulation de la croissance est battu en brèche par l’évasion fiscale, les paradis fiscaux, la prise de pouvoir par l’économie purement financière et les délocalisations. Tout cela débouche sur la création des dettes nationales, qui vont augmenter rapidement par un effet boule de neige avec les intérêts des emprunts, vu que l’on impose aux pays d’emprunter auprès de banques privées. Pour combattre la dette, il faudrait autoriser à emprunter aux banques centrales dans la limite des 3% autorisés du déficit budgétaire, créer une légère inflation, et optimiser l’efficacité de la dépense publique. On a vu par le passé que le laisser-faire dans l’histoire du libéralisme aboutit au désastre, il faut donc impérativement rétablir des règles. La seule possibilité est qu’un très grand bassin économique, celui de l’Europe, le décide, poussé par ses citoyens avec la perspective de laisser un monde meilleur à leurs enfants, ce qui n’est pas le cas en ce moment.
Quel est votre sentiment sur l’économie sociale et solidaire (ESS) ?
A.K. - J’y suis favorable, mais il y a 3 aspects : En cas de crise économique majeure comme en Argentine il y a une dizaine d’années, l’ESS est une ressource pour survivre. Elle peut aussi être un moyen de gagner de la solidarité au niveau d’une communauté, et de récupérer des marges de manœuvre par rapport à la contrainte du tout financier. Le 3ème aspect est plus problématique, car l’ESS va de pair avec le développement des communautarismes, et de fait ne favorise pas les échanges. L’ESS est un phénomène très important, mais je ne pense pas qu’elle soit capable à elle toute seule de modifier les paramètres géopolitiques et les grands courants économiques.
Pourquoi avoir traversé la France à pied et qu’avez-vous constaté ?
A.K. - C’est après avoir lu « Chemin faisant » de Jacques Lacarrière il y a une trentaine d’années que je m’étais promis de faire une grande traversée de la France. Avec la vie très active que j’ai eue, il était difficile de dégager auparavant 3 mois pour le faire, et je suis donc parti en mai dernier de la pointe des Ardennes pour aller jusqu’au Pays Basque en 72 étapes sur 2100 km. L’année prochaine je repars, cette fois de la pointe du Raz jusqu’à Menton. Ma motivation première était d’aller au contact de la beauté de la nature, et d’essayer de partager le bonheur éprouvé en écrivant ensuite un livre de cette aventure, qui sortira en 2014. Dans cet ouvrage, je témoigne des trois France que j’ai rencontrées, une aussi belle que je l’espérais, une France agricole en bonne santé avec une optimisation d’utilisation des différents terroirs, et sur les 2/3 de mon parcours, une France industrielle terriblement éprouvée par la succession des crises.
Quel que soit le contexte même dans les régions qui vont bien, je n’ai pas rencontré une seule personne qui avait un regard positif sur les perspectives d’avenir. Tous ceux que j’ai croisés durant trois mois se sont fermés à tous les discours, sauf celui du FN qui présente comme avenir le passé, autrement dit on abandonne l’Euro, on quitte l’Europe, on renvoie les étrangers chez eux, ce qui à leurs yeux pourrait réenchanter l’avenir. Il n’y a pas de doute que ce phénomène très impressionnant connaîtra une manifestation politique dans les prochaines échéances électorales.
Quelles seraient les solutions pour redonner vie aux territoires sinistrés ?
A.K. - Aujourd’hui, les éléments nécessaires à un rebond des territoires sinistrés par la désindustrialisation, seraient la rapidité de connexion informatique et de l’accès géographique, mais aussi le niveau de formation. Le problème est que ces 3 éléments sont inférieurs au reste de la France. A côté de cela, il y a des pistes à explorer notamment dans la transformation des déchets végétaux en hydrogène ou en énergie, le développement des biomatériaux, mais il faut aussi stopper les modèles absurdes qui sont en place. Comme par exemple dans la filière bois, des entreprises chinoises venant en France acheter massivement des troncs d’arbres, qui nous reviennent ensuite sous formes de meubles et autres produits transformés.
Quelles réflexions cette plongée dans la ruralité vous a-t-elle inspirées ?
A.K. - Sur le plan agricole, j’ai remarqué qu’il n’y a plus de déprise et que là où le terroir est plutôt pauvre, il y a un développement très intelligent de créneaux autour de la typicité d’un territoire. Un autre élément fondamental de la réalité paysanne est la fierté d’être ce que l’on est, le désir de s’engager pour témoigner de ce que l’on apprécie tant dans son terroir. Cependant, comme il faut dix fois moins de bras pour travailler dans l’agriculture qu’il en fallait il y a 30 ans, cette bonne santé agricole n’évite nullement la désertification des campagnes. Outre les préoccupations économiques dans la ruralité, il s’agit de trouver comment arriver à y faire vivre un tissu humain, vu que 90 % de la population est partie. La seule production de richesses agricoles ne suffit pas à être heureux, et le suicide reste une réalité qui n’est pas toujours lié à la pauvreté mais à l’isolement ou une certaine misère culturelle. On commence à constater néanmoins une revitalisation rurale, avec des villages qui renaissent grâce à un mix de populations comprenant agriculteurs, jeunes retraités, et étrangers ayant décidé de s’installer en France. Le tout recréant une vie communautaire et du pouvoir d’achat, incitant les commerçants à rester ou à revenir.
Une vie bien remplie
Docteur en médecine et docteur ès sciences, Axel Kahn abandonne la médecine à 48 ans pour se consacrer à la recherche génétique, mais aussi à celle sur le cancer et sur la nutrition. Il a été président de la commission du génie biomoléculaire, de la commission à Bruxelles des sciences de la vie, membre de nombreuses instances internationales et du comité consultatif national d’éthique. Il a fondé en 2001 l’Institut Cochin, un institut de recherche de 700 personnes, et il a terminé sa carrière comme président de l’université Paris-Descartes.
Même s’il est retraité, Axel Kahn est toujours président du comité éthique et cancer, de la fondation internationale de recherche appliquée sur le handicap et d’une association de biotechnologies. Il est bien sûr plus que jamais essayiste, mais aussi conférencier, marcheur et il est possible qu’il prenne la présidence de quelque chose d’important prochainement …
* « L’homme, le libéralisme et le bien commun » chez Stock.