« La France mène une diplomatie globale »
Avec l’élargissement de son portefeuille ministériel, Laurent Fabius est aujourd’hui sur tous les fronts, des conflits internationaux à la préparation du sommet mondial pour le climat à Paris, en passant par la promotion de la gastronomie française et plus largement du « made in France ».
Comment se porte la gastronomie française et quelle place a-t-elle dans la diplomatie que vous menez ?
Laurent Fabius – La gastronomie française est la première au monde par sa réputation. Elle participe à notre identité. Le très haut de gamme se porte bien avec des chefs étoilés présents au plan international. Mais la concurrence est de plus en plus vive et il y a une tendance – infondée mais qui existe – chez certains à penser que la gastronomie française serait un peu passéiste – une variante culinaire du « french bashing »... Nous devons réagir, encourager l’ensemble de la filière, des producteurs aux restaurateurs : ils doivent sentir que le pays est derrière eux. La promotion de notre gastronomie passe notamment par la création d’événements marquants, comme la présentation cette année du Guide Michelin au Quai d’Orsay ou le dîner à la française qui sera servi le 19 mars dans près de 1 500 restaurants sur les cinq continents, dans les ambassades de France des 150 pays participant à cette soirée, et au château de Versailles où tous les ambassadeurs étrangers seront invités.
La France mène une diplomatie globale, en s’occupant aussi bien des problèmes stratégiques, du développement, de la culture, de notre présence économique, de la recherche scientifique, des exportations agro-alimentaires, mais aussi de la gastronomie et de l’œnologie : le rayonnement de la France constitue un tout. De la même manière, je vais mettre en place prochainement une mission sur les croisières fluviales et maritimes, secteur en pleine expansion. N’oublions pas que le tourisme représente plus de deux millions d’emplois non-délocalisables, avec une perspective considérable de développement. Aujourd’hui, un milliard de personnes voyagent dans le monde, en 2030 il y en aura le double : si nous captons une partie de ce nouveau public, notre situation économique se présentera bien mieux.
Vous serez président de la conférence mondiale sur le climat en décembre prochain à Paris, comment parvenir à un accord ?
L.F. - La lutte contre le dérèglement climatique est un sujet essentiel et complexe. Il faut parvenir à mettre d’accord 195 pays, c’est donc un défi extrêmement difficile. Il existe cependant des raisons d’être confiants. Ce phénomène scientifique était contesté il y a quelques années, aujourd’hui il ne l’est plus : les « climato-sceptiques » sont devenus une petite minorité. Par ailleurs, de nombreuses entreprises commencent à prendre en compte ce problème majeur car elles y trouvent une occasion de croissance : la croissance verte est l’un des piliers de l’économie de demain. Enfin, beaucoup de responsables politiques ont pris conscience que la survie de la planète est menacée. Comme le dit Ban Ki-moon, le Secrétaire général des Nations Unies : « Il n’y a pas de plan B, puisqu’il n’y a pas de planète B. » Il y a quelques mois, un accord a été signé sur ce sujet entre les Chinois et les Américains, ce qui était impensable il n’y a pas si longtemps. De son côté, l’Europe a pris en octobre une série d’engagements ambitieux. Je reviens d’Inde, où le problème du dérèglement climatique est également de mieux en mieux compris.
L’accord, qui doit être juridiquement contraignant tout en impliquant des obligations différentes selon la richesse des pays, doit conduire à ne pas dépasser 2°C de réchauffement d’ici la fin du siècle. Les gros émetteurs de gaz à effet de serre que sont les Etats-Unis, la Chine et l’Inde, souhaiteront, je l’espère, un accord. Ce sera difficile pour les pays producteurs de pétrole, puisqu’il s’agit de moins utiliser les énergies fossiles. Cela pourrait l’être également pour certains pays pauvres, malgré leur bonne volonté. La France, quant à elle, a fourni une contribution financière importante au Fonds vert pour le climat, et la loi sur la transition énergétique qui a été votée est très novatrice. Nous avons encore des progrès à faire mais aux yeux de beaucoup de pays, nous faisons figure d’exemple.
Pourquoi la situation en Ukraine a-t-elle dégénéré à ce point et quel est le rôle de la France ?
L.F. - Il y a d’abord eu l’annexion de la Crimée par la Russie, puis l’apparition des mouvements séparatistes dans l’Est de l’Ukraine, et les réactions du reste du pays avec des affrontements très violents. Pour mettre fin à cette escalade, qui est passée d’un désaccord à une guerre, la France et l’Allemagne ont fait le maximum pour parvenir à un accord. Pour cela, il était nécessaire que les séparatistes et les Russes renoncent à certaines positions qu’ils avaient prises, et que, de l’autre côté, les Ukrainiens acceptent un statut particulier pour les provinces de l’Est. C’est l’accord récent de Minsk, dont on ne sait pas, au moment où vous m’interrogez, s’il sera respecté. Notre objectif est que l’Ukraine soit en bons termes à la fois avec l’Union européenne et avec la Russie. Les sanctions économiques prises à l’encontre de la Russie pèsent sur la situation de ce pays. Il s’agit d’un travail de dialogue et de fermeté. Les conflits aujourd’hui sont de moins en moins localisés, il suffit de voir ce qui se passe en Syrie avec plus de 200 000 morts, des millions de personnes déplacées et la contagion à toute la région avec le phénomène terroriste de Daech. Le rôle de la France, puissance de paix, est de travailler à limiter les conflits et d’y proposer des solutions.
Que va faire la France pour éviter que des terroristes tuent à nouveau sur son sol ?
L.F. – D’abord, renforcer nos actions sécuritaires pour repérer, en coopération avec les autres pays européens, les terroristes actuels ou en puissance, les identifier, les bloquer et les sanctionner. Ensuite, un travail en amont pour éviter sur notre sol la contagion dans les prisons, sur Internet, et parallèlement un travail de sensibilisation aux valeurs de la République à travers l’éducation, les associations, les parents. Ces jeunes qui deviennent djihadistes ont le sentiment d’être en dehors de la société. Ils entretiennent une espèce d’héroïsme malsain dans l’affrontement supposé entre l’Occident et l’Islam. Les autorités religieuses doivent dénoncer fermement cette perversion qui consiste à tuer au nom de Dieu. Personne n’est à l’abri de cette menace terroriste, regardez les Japonais qui viennent d’avoir deux otages assassinés, alors qu’a priori ils sont très éloignés de ce qui se passe au Moyen-Orient, de même tout récemment les Danois. Le phénomène est désormais international, la réponse doit être internationale. Ces terroristes sont des criminels, ils accomplissent leurs actes théoriquement au nom de la religion, mais c’est une escroquerie et ce sont les musulmans qui sont les premières victimes, notamment en Syrie, en Irak, au Sahel et en Afrique centrale avec Boko Haram.
Comment la France choisit-elle ses interventions sur les conflits qui embrasent le monde ?
L.F. - Certains disent que ce serait la présence de la France au Mali ou en Irak qui provoque des attentats. C’est l’inverse ! Si nous sommes intervenus au Mali, c’est que ce pays était sur le point de tomber sous le joug des terroristes. L’idée que pour être protégé il faudrait vivre calfeutré est totalement fausse, c’est un contresens.
De même en Irak, nous ne pouvons pas laisser sans réagir le développement criminel de Daech qui a comme objectif de tuer tous ceux qui ne pensent pas comme lui. Pour les vaincre, il faut s’attaquer à leur financement, à leur armement, organiser une très bonne connexion de tous les services de renseignement. C’est un travail de longue haleine. La France est très sollicitée pour intervenir sur de multiples conflits, mais elle ne peut évidemment pas le faire seule ni partout. Les pays européens, les Etats-Unis, les grands pays émergents doivent s’engager et prendre leurs responsabilités.
Est-ce que l’élection de M. Tsipras et la baisse de l’euro vont nous apporter de la croissance ?
L.F. - Les Grecs ont voté pour M. Tsipras parce qu’ils n’en pouvaient plus de l’austérité : beaucoup d’entre eux ont perdu de 25 à 50 % de leur revenu ! L’austérité généralisée pour des années n’est pas acceptable. Mais, d’un autre côté, la Grèce a pris des engagements et ils ne peuvent pas être rayés d’un trait de plume. Il faut donc trouver un équilibre entre une réorientation de la politique européenne vers la croissance et le respect indispensable du sérieux budgétaire. Concernant l’euro, nous répétons depuis près de trois ans qu’il est trop cher et pénalise nos entreprises à l’exportation. Le fait qu’il soit revenu à un niveau plus raisonnable est une bonne chose, de même pour les taux d’intérêts faibles et pour la baisse du prix du pétrole. Les données macroéconomiques sont donc positives, il reste maintenant à redonner davantage de confiance.
Quelques repères
Originaire de Paris, après de brillantes études à l’Ecole normale supérieure, Sciences-Po et l’ENA, Laurent Fabius devient directeur de cabinet de François Mitterrand. Il sera dès 1981 son Ministre du budget, puis de l’industrie avant de devenir à 37 ans le plus jeune Premier Ministre. A deux reprises, il sera Président de l’Assemblée Nationale avant d’être nommé Ministre de l’économie du gouvernement Jospin. Depuis l’élection de François Hollande en mai 2012, il est Ministre des affaires étrangères, ainsi que du développement international depuis avril 2014.