Nommée par le Gouvernement fin décembre 2015 Déléguée interministérielle à l’économie sociale et solidaire (ESS), Odile Kirchner a un parcours professionnel mixte. Cette énarque a travaillé à la direction du Trésor, notamment comme secrétaire générale du Conseil national de l’industrie, chez Renault, Oséo et a participé à la préparation de la loi ESS.
En quoi consiste l’ESS et concerne-t-elle tous les secteurs de l’économie ?
Odile Kirchner - Héritière de l’histoire économique et sociale de notre pays, l’ESS regroupe de longue date les associations, les fondations, les coopératives et les mutuelles. Elle s’est ouverte depuis la loi du 31 juillet 2014 aux sociétés commerciales qui produisent de l’utilité sociale, et partagent ses valeurs de gouvernance participative et de réinvestissement majoritaire des bénéfices dans le développement de l’entreprise. L’ESS occupe une place croissante dans l’économie française, 225 000 entreprises la composent et elle fait travailler 2,3 millions de salariés, soit près de 13 % de l’emploi salarié privé. C’est plus que le secteur de la construction ou celui du transport.
L’ESS est très présente dans l’action sociale (elle représente 61 % des emplois du secteur), le sport et les loisirs (54 %), les arts et les spectacles (27 %), l’enseignement et l‘éducation populaire (19 %). Elle l’est aussi, avec les coopératives et les mutuelles, dans les activités financières et l’assurance avec une part de 30 % de leurs emplois. Le monde agricole est bien sûr présent dans l’ESS avec près de 7000 associations employant 90 000 salariés, 12 500 coopératives sous régime agricole employant 150 000 salariés, avec toutefois une contraction d’emploi ces dernières années, et 530 mutuelles occupant 35 000 salariés.
Qu’apporte concrètement l’ESS et quelle est la taille moyenne d’une entreprise de l’ESS ?
O.K. - L’ESS est un modèle d’entreprendre qui fait la preuve que performance économique peut rimer avec utilité sociale. C’est une économie de proximité qui crée de l’activité, du lien social et de l’emploi sur les territoires. L’ESS porte haut et fort le concept d’innovation sociale, qu’il faudrait faire reconnaitre au même rang que l’innovation technologique. A titre d’exemples : l’insertion par l’activité économique pour ramener en situation de travail ou de formation des demandeurs d’emploi qui en étaient éloignés, la réparation et le réemploi des objets plutôt que leur destruction en déchets, la lutte contre le gaspillage alimentaire, les épiceries sociales et solidaires, les circuits courts producteurs consommateurs, le coaching des demandeurs d’emploi avant leurs entretiens d’embauche et l’appui au recrutement des jeunes issus de la diversité.
En moyenne, l’entreprise de l’ESS occupe 11,8 salariés pour 9,4 dans l’ensemble du secteur privé. Elle peut se prévaloir d’un dynamisme économique qui se poursuit : entre 2000 et 2015, l’emploi a progressé de 26% dans l’ESS pour 7% dans l’emploi privé. Avec toutefois des situations récentes contrastées, l’aide à domicile, la petite enfance et le tourisme social notamment, subissant une concurrence de plus en plus vive du secteur lucratif privé.
Quels sont les points forts de la France sur l’ESS ?
O.K. - La France est particulièrement dynamique et a une longueur d’avance en termes de structuration de l’ESS, de dialogue avec les pouvoirs publics, de financements. J’en prends pour preuve la croissance en 2015 de 24 % de l’épargne solidaire, qui atteint 8,5 milliards d’€. L’ESS reste toutefois, en tant que telle, encore insuffisamment visible du grand public. C’est pourquoi est organisé chaque année en novembre un « mois de l’ESS » qui rassemble 2000 manifestations diverses : conférences, forums, portes ouvertes, salons, projections de film, événements festifs, pour faire découvrir au plus grand nombre cette autre façon de concevoir l’économie.
Quelle est votre mission en tant que déléguée à l’ESS ?
O.K. - Ma mission est d’accompagner l’économie sociale et solidaire dans son changement d’échelle. Une grande ambition ! L’ESS dispose d’un réel potentiel de croissance d’activité et d’emplois, dans de nombreuses filières économiques porteuses. Pourtant ses entreprises, les structures associatives notamment, reposent souvent sur un modèle de développement patient, et cantonné à des territoires limités. Les entreprises de l’ESS ont aussi, comme le reste de l’économie, à faire face à des mutations fortes de la demande et des attentes des clients et des bénéficiaires, à la concurrence accrue dans certaines filières du secteur privé, aux défis de la transformation numérique.
Cette mission consiste concrètement à soutenir et promouvoir le développement de l’ESS, consolider sa structuration, faire grandir ses entreprises en mobilisant le « dispositif local d’accompagnement »(DLA), faire évoluer leur modèle économique vers une hybridation de leurs ressources faisant une plus large place au financement privé. Mais aussi aider à essaimer les pratiques « inspirantes » d’un territoire à l’autre, assurer la concertation entre les pouvoirs publics et les acteurs de l’ESS, animer, en appui à la Secrétaire d’Etat Martine Pinville, les travaux du Conseil supérieur de l’ESS, et représenter la France dans les instances européennes et internationales compétentes dans ce domaine. Je dispose d’un réseau de correspondants à l’ESS au sein des préfectures de région, qui jouent un rôle majeur pour une économie qui agit énormément dans la proximité.
Pourquoi les territoires sont si importants au développement de l’ESS ?
O.K. - Compte tenu de sa forte intégration dans les territoires, l’ESS a besoin pour se développer de s’appuyer sur une véritable stratégie régionale. Cette stratégie est élaborée comme le prévoient la loi ESS et la loi NOTRe, dans une démarche de construction entre la région, les différentes collectivités locales concernées et les acteurs de l’ESS, représentés notamment par les chambres régionales de l’ESS (CRESS).
L’ESS est une économie locale par nature, mais aussi par conviction, car elle porte le développement d’une économie centrée sur l’humain, génératrice d’emplois locaux et soucieuse de son impact sur le territoire. Elle apporte des solutions nouvelles pour recréer de l’activité et du lien social dans les zones rurales ou périurbaines atteintes par la désaffection croissante des acteurs de l’économie classique. Les statistiques en témoignent : derrière la part moyenne de 12,7% pour l’ESS de l’emploi salarié privé au niveau national, se cache une forte disparité. Sept départements comptent plus de 20 % d’emplois de l’ESS et ce poids est nettement plus élevé à l’échelon de certains territoires et bassins d’emplois, notamment en zones rurales.
Prenons l’exemple des pôles territoriaux de coopération économique (PTCE), autre innovation de l’ESS que la loi a consacrée. Il s’agit pour une entreprise de l’ESS de démultiplier son impact sur son territoire en entrainant dans des dynamiques économiques d’autres acteurs locaux : des entreprises de l’économie classique, les collectivités territoriales, d’autres entreprises de l’ESS, et des centres de formation ou organismes de recherche. Une centaine de PTCE en métropole et dans les territoires d’outre-mer se sont constitués pour investir, développer de nouvelles activités et des projets d’innovation sociale, créer de l’emploi, recréer de la compétence, mutualiser des ressources, générer des courants d’affaires les uns pour les autres.
De quelle nature est le lien du monde agricole avec l’ESS ?
O.K. - Les entreprises agricoles sont présentes dans les PTCE. Je cite l’exemple de la coopérative des fermes de Figeac, qui a développé un modèle très pertinent et performant d’investissement collectif dans les énergies renouvelables. Elle a également entrainé de nouvelles activités dans un PTCE avec la commercialisation des productions locales, viande, lait, fromage, la recréation de compétences de bouchers sur le département, et la vente en restauration collective, générant à leur tour d’autres activités qui s’inscrivent dans cette boucle de croissance locale. Je relève aussi que c’est un projet agricole, Echanges Paysans Hautes-Alpes, qui a reçu cette année le prix Coup de cœur du mois de l’ESS.
Au-delà de l’implication des coopératives agricoles dans le mouvement coopératif, le monde agricole a beaucoup de raisons d’être un acteur dynamique de l’ESS sur les territoires. Les chambres d’agriculture et les CRESS ont à y travailler en commun !
Quelques repères
Née à Metz et élevée dans le Nord-Pas de Calais, Odile Kirchner après une maîtrise de maths enseigne dans un premier temps les sciences économiques et sociales. Puis elle fait l’ENA, rejoint la direction du Trésor où elle travaille sur la gestion de la dette publique et la coopération avec les pays africains. Elle intègre ensuite Renault où elle occupe différents postes qui contribuent au lancement de nouvelles entités et activités. Revenue dans l’administration économique, elle effectue une mission chez Oséo, contribue au projet de loi sur l’ESS, et devient secrétaire générale du Conseil national de l’industrie. A 61 ans, elle est nommée Déléguée interministérielle à l’ESS.