Passionnant voyage intérieur pour percer l'énigme
Actrice fascinante par son physique, son regard, son aura trouble et bien sûr son talent, Charlotte Rampling se dévoile dans ce documentaire en forme d’autoportrait, qui s’appuie sur son journal intime. Beau portrait de cette artiste britannique dont le français est élégant et les confessions aussi troublantes que ses films aux personnages subversifs. Comment devient-on Charlotte Rampling, cette femme à la fois douce et menaçante, cette énigme qui vous attire au fond de l'image avec ses yeux vert mousse et ses paupières de légende ? Comment la fille d'un strict militaire anglais, médaillé olympique du 4 × 400 m aux JO de Berlin de 1936 et d'une peintre aussi gracieuse que volatile, est-elle devenue l'héroïne sulfureuse de tant de films ? Des Damnés de Visconti (1969) à Portier de nuit de Liliana Cavani (1974), en passant par La Chair de l’orchidée, de Patrice Chéreau, (1975), de Max mon amour de Nagisa Oshima (1986) à Swimming Pool de François Ozon (2003) pour ne citer qu'eux, elle danse délicatement, comme par inadvertance ou avec un sens inné du destin, sur la corde raide de la transgression et l'ivresse de la décadence. Charlotte Rampling a été surnommée « The Look ». Si clair, si lointain qu’il semble vous traverser en vous embrasant au passage, son regard est profondément déstabilisant. Et s’il y a un mystère Charlotte Rampling, il est contenu dans ses indéchiffrables prunelles… Repérée dans une rue du Swinging London, la jeune femme n’a pas eu le temps de jouir de l’insouciance de ses 20 ans. En 1966, le suicide de sa sœur aînée vient tout dévaster. Le documentaire identifie ce drame comme la matrice mortifère de toute son existence, et le cinéma comme une réponse visuelle dans une matière noire. Puisqu’il s’agit d’exorciser sa peine, elle se voue à des rôles subversifs et iconoclastes. Dans cette mise en danger permanente, l’actrice trouve son équilibre, toujours sur le fil. Jusqu’à l’arrivée au port dans le cinéma de François Ozon, avec lequel elle tourne quatre films. Dont le premier en 2000, Sous le sable, où le cinéaste offre à Charlotte Rampling le rôle suprême consistant à jouer ce qui précisément l’a hantée toute sa vie : une disparition. Ce très beau portrait signé Valérie Manns s’attache élégamment à lever le voile sur la présence paradoxale de cette actrice anglaise si continentale : timide et audacieuse, splendide et douloureuse, terriblement intense et fuyante à la fois.
L'énigme Charlotte Rampling est à voir ici ou sur le replay d'Arte.
Un sourd et déchirant témoignage de souffrance et d’injustice
Les frères Dardenne, cinéastes essentiels depuis La Promesse en 1996, fidèles à la morale et à la rigueur qui gouvernent toutes leurs fictions, racontent cette histoire terrible avec un sens de l'épure et une sobriété qui servent au mieux un récit tragiquement exemplaire. Un récit qui échappe aux pièges du didactisme comme à ceux, non moins redoutables, de l'angélisme et du misérabilisme. Dans cet univers brutalement contemporain où l'humanisme et la générosité sont foulés aux pieds, seule l'amitié indéfectible entre les deux jeunes personnages dessine une lueur d'espoir. Les cinéastes, sans une image de trop, mettent en scène ce sentiment de fraternité qui unit leurs protagonistes et qui leur permet, malgré les abominations de toutes sortes, de croire en des lendemains meilleurs. Qu’est-ce qui émeut tant dans Tori et Lokita ? Il y a tout d’abord cette évidente simplicité de ton et de regards posés sur deux enfants, une fille et un garçon d’origine africaine, des migrants, autant dire des parias. L’économie des mots tirant à l’épure, les ellipses, la force du hors-champ sont toujours bien présents dans ce film, des marques de fabrique essentielles des cinéastes belges tel le renouvellement de leur confiance en l’intelligence du spectateur. Pas besoin de montrer par le menu l’abjection de violences sexuelles, inutile de raconter le passé tourmenté des protagonistes. Ce sont de petits détails qui parlent, un plan, un mot ici ou là, une gestuelle ou une posture, un étonnement ou une hésitation, les situations encore, qui toutes, précisément, appellent à mieux voir, mieux entendre, mieux comprendre une réalité souvent niée, cachée, voire ignorée. Mais davantage, les frères Dardenne traitent dans Tori et Lokita d’un sentiment magnifique qui existe entre ces deux mômes malmenés, courant à perdre raison après leur destinée, étranglés par leurs réalités désespérées : ce besoin, cette nécessité rarement racontée au cinéma aussi finement jusqu’à présent, c’est celui de faire famille, de s’inventer une vie en se rassemblant, pour se rassurer, s’épauler, survivre, se sauver. Cette dimension porte le film à un point d’émotion insoupçonnée. S’il y a des œuvres qui touchent en premier lieu l’esprit pour finalement atteindre le cœur, Tori et Lokita fait superbement partie de celles-là. La loi du plus fort et l’exploitation du plus faible ont éradiqué l’innocence, la tendresse. Lesquelles subsistent entre Tori et Lokita, comme un trésor de contrebande, une solidarité magnifique et cependant menacée dans une vie qui les expose au pire. Leur souffrance est montrée pudiquement, exprimée à mi-voix, parce qu’elle ne fait aucun bruit et demeure invisible dans un monde qui ne veut rien entendre ni voir. Les frères Dardenne signent une fois encore un scénario original d'une puissance qui serre le cœur pour stigmatiser une réalité contemporaine : l’immigration économique africaine en Europe. Lucides et courageux, ils réalisent un de leurs films les plus forts, Prix spécial du 75e Festival de Cannes, une récompense de plus à leur impressionnant palmarès.
Tori et Lokita est à voir ici pour 4,99 € en location ou sur toutes les plateformes de VOD.
Magnifique album de l'éternel prince de la pop française
Pour son nouveau chapitre discographique, le douzième depuis l’inaugural “Mythomane” en 1981, Étienne Daho signe un album plus immédiat que Blitz, aussi orchestral qu’Eden et mélodique que Corps et Armes, tout en replongeant dans l’inspiration malouine de La Notte, La Notte. Du Daho à la fois neuf et historique, imparable et profond. L'artiste navigue entre sa soif de nouveauté qui, à 67 ans, ne l’a pas quitté, et sa fidélité. Ainsi sur ce nouvel album, on retrouve aux crédits l’incontournable complice Jean-Louis Piérot, avec d’autres collaborateurs historiques, et des nouveaux venus comme le trio de Unloved ou Yan Wagner. Étienne Daho joue sur les deux tableaux quand il convoque sa filleule Calypso Valois aux chœurs, jeune chanteuse de la scène pop et fille de son amie Elli Medeiros. Il y a tout l'univers de l'artiste dans ce disque, écrit et enregistré dans ses trois villes de cœur : Saint-Malo, Londres et Paris. Trois villes qui l’ont toujours inspiré et fasciné. De Saint-Malo, le Breton aime l’austérité et le mystère. Il l’évoque directement dans plusieurs titres, et l’ambiance marine infuse l’album dans lequel il est aussi beaucoup question d'amour pour cet éternel amoureux, tour à tour sensuel ou tourmenté. Entre les studios d’Abbey Road, à Londres, et ceux de Motorbass à Paris, Étienne Daho continue de rester maître d’une pop ciselée entre samples électro et violons, claviers subtils et rythmes jungle, et il envoûte plus que jamais avec cette voix devenue si profonde avec le temps. Plus de quarante ans après ses débuts, Étienne Daho nous embarque pour une formidable échappée fiévreuse aux inflexions sixties, convoquant comme à son habitude beaucoup d’images cinématographiques. Derrière le vocabulaire subtil du désir et des non-dits qui hantent ses chansons, Daho repasse aussi le film de sa vie, de Saint-Malo, dont on entend les mouettes en ouverture, comme on en ressent la pluie, aux nuits agitées de Paris ou Londres, quand la pulsation jungle ou disco, toujours présente dans ses disques, se fait plus pressante. Dans les titres plus symphoniques, les cordes frémissantes et les basses onctueuses font ce pont entre l’Angleterre des Beatles, de Syd Barrett ou de Procol Harum et la France des égéries de Gainsbourg, dont il est toujours, à 67 ans, l’enfant le plus brillant.
En voici trois superbes exemples :
Au cœur d'une époque de grands changements
Crépusculaire et violente, prenante dès le premier épisode et régulièrement émouvante, débordant de magnifiques décors naturels et éperdument romanesque, 1923, comme d'autres séries depuis quelques temps, remet le western au goût du jour. Dans cette série, qui évolue dans trois récits distincts, la sécheresse détruit les récoltes, la grippe espagnole tue, la prohibition génère de dangereux trafics, la crise de 1929 approche, les paysages sont sublimes et les jeunes filles trop éduquées commencent à vouloir s’émanciper. La question de la terre, de la propriété foncière, de qui était là avant et de qui exerce son droit sur le sol est au cœur de la série et sous-tend même un autre arc narratif plus rugueux dans un des trois récits, qui décrit l’assimilation brutale de jeunes Indiennes enrôlées de force dans un pensionnat catholique où elles subissent une mère supérieure sadique. Ce qui ne veut pas dire que la série ne montre pas de signes d’évolution, notamment à travers une peinture plus ouvertement progressiste du rôle des femmes dans la construction de l’Amérique moderne. Taylor Sheridan, le créateur de la série, n'est pas seulement auteur, il a aussi étudié l'histoire, la littérature, le théâtre, les sciences politiques et le cinéma. Et, s'il ne réalise pas lui-même ses séries, les confiant toutes à Ben Richardson, chaque plan renferme la somme de ses connaissances, des tragédies de Shakespeare aux westerns de John Ford. 1923 fait le lien entre l’Amérique des origines et celle d’aujourd’hui, en situant ses intrigues dans un immédiat après-Première Guerre mondiale où le monde est en train de basculer dans la modernité. Si la globalisation et le matérialisme galopants achèvent l’idée même de nature intacte et de grands espaces, que pourront transmettre à leurs descendants, le patriarche et sa femme, personnages centraux remarquablement incarnés par Harrison Ford et Helen Mirren, si ce n’est un rêve brisé ? L'ensemble de la distribution participe à la réussite de cette série, qui montre aussi sur différents plans ce que les valeurs de l’Amérique « traditionnelle » portent en elles de mortifère.
1923 est à voir ici sur Paramount + pour 7,99 €, un mois sans engagement.
Réhabilitation d'un génie oublié
Le cinéaste tchèque Petr Vaclav signe un biopic remarquable sur Joseph Myslivecek, un musicien aujourd'hui oublié. Au cœur du XVIIIe siècle, Josef Myslivecek, un jeune homme timide né en Bohême, est devenu l'un des musiciens et compositeurs les plus en vue d'Italie, idolâtré à Venise comme à Naples, sollicité par les plus grandes interprètes de l'époque et même applaudi par un certain Wolfgang Amadeus Mozart, qui admirait ses opéras et sa créativité hors norme. Encore méconnu en France, le cinéaste tchèque Petr Vaclav tourne depuis un quart de siècle des films plébiscités dans son pays natal et qui sont souvent sélectionnés dans les festivals internationaux. Aux antipodes des us et coutumes académiques et hagiographiques du biopic, Petr Vaclav dresse le portrait d'un personnage ambigu, insaisissable, et donne à voir une époque et un environnement culturel sans pitié. Au plus près de son héros, avec une caméra parfois portée à l'épaule, le cinéaste, dans des lumières en clair-obscur admirables, met en scène les aventures de ce compositeur dans les salons où les réputations se font et se défont, auprès de ses maîtresses qui sont parfois ses cantatrices, avec ses prétendus protecteurs qui ne respectent qu'en apparence cet étranger sans attache. Petr Vaclav suit à la trace un protagoniste énigmatique, à la fois ambitieux et naïf, et qui semble toujours chercher sa place en ce bas monde. Après le triomphe d'Amadeus, le grand Milos Forman avait souhaité consacrer un film à Josef Myslivecek, mais il n'y était pas parvenu. Petr Vaclav, l'a fait et son film, d'une grande beauté visuelle et musicale, nous captive de la première à la dernière scène. Il Boemo ne s’intéresse pas au génie mais à la vie besogneuse, amoureuse, précaire et fugace. Ce n'est pas un biopic d’apprentissage du «grand homme», mais une chronique de la condition la plus prosaïque de l’artiste, qui est également identifiée à la condition de la femme à cette époque. Le compositeur se laisse guider dans la carrière par des femmes d’influence, qui pour elles-mêmes ne peuvent prétendre à aucune existence remarquable hors de la sphère d’un père ou d’un mari, à aucune renommée, à l'exception d'une diva qui semble davantage maîtriser sa vie mais sans paraître vraiment heureuse pour autant. Les comédiens, inconnus en France, composent parfaitement une galerie de personnages hauts en couleurs et représentatifs de l'Italie du XVIIIe siècle à la fois libertine et corsetée. Dans le rôle principal, Vojtech Dyk fait penser à Ryan O’Neal dans Barry Lyndon. Il Boemo a du souffle, de l'ambition, évite les effusions de lyrisme et préfère une certaine sobriété pour servir et magnifier la musique de ce musicien, qui grâce à ce très beau film n'est plus un inconnu.
Frank Horvat, le photographe amoureux des femmes
Le Jeu de Paume présente la plus grande exposition consacrée au photographe Frank Horvat depuis son décès en octobre 2020. 170 tirages et 70 documents d’archives personnelles retracent les quinze premières années de la carrière du photoreporter au photographe de mode, entre 1950 et 1965. Les débuts de Frank Horvat, né Francesco Horvat en 1928 dans une famille juive en Italie, sont placés sous le signe du reportage : le jeune homme rêve d’intégrer l’agence Magnum, sur les pas d’Henri Cartier-Bresson. Un grand périple en Inde et au Pakistan lui vaut des publications dans Epoca, un magazine italien copié sur Life. Déjà, Frank Horvat s’intéresse aux lieux interdits ou secrets, où les corps des femmes se dévoilent, comme le « quartier rouge » de la ville pakistanaise de Lahore. De retour en Europe, il s’installe à Londres où il poursuit sa carrière de photoreporter, en travaillant pour l’agence Black Star de New York. Les Anglais lui inspirent des images humoristiques, voire ironiques, où le guindé côtoie l’excentrique. Fin 1955, le photographe s’installe à Paris pour ne plus jamais en repartir. Le magazine Réalités lui commande en 1956 un sujet sur le proxénétisme. Il explore de nuit ou de jour les rues et cafés de Pigalle, la rue Saint-Denis et les allées du bois de Boulogne. Toute sa vie, Frank Horvat a observé les corps comme une valse de regards et de désirs. Iconoclaste, il passait brillamment d’un registre à l’autre, du reportage au papier glacé, poussait la mode hors des studios pour défendre le naturel, débarrasser les modèles de leurs poses maniérées, d'un maquillage excessif et insuffler un vent de nouveauté. Les superbes photographies de mode réalisées par Frank Horvat entre 1957 et 1962 deviennent rapidement célèbres : on lui doit notamment l’image de Monique Dutto à la sortie du métro, Nico au Bois de Boulogne, Anna Karina lâchée au beau milieu des Halles, comme une fleur et en tenue de créateur, trônant entre un amas d’ordures, une pile de cageots et une foule de maraîchers circonspects, Tan Arnold au comptoir du restaurant Au Chien qui fume,… Il publie dans les plus grands magazines de l’époque et révolutionne cet univers en plaçant ses mannequins dans l’animation de l’espace urbain, comme pour un reportage. Maniant tour à tour le retrait, l’ironie et le détournement, Frank Horvat bouscula la photographie d’après-guerre avec ses clichés d’une étonnante vivacité que cette belle exposition nous permet de découvrir.
Frank Horvat. Paris, le monde, la mode est à voir au Jeu de Paume jusqu'au 17 septembre.
Un grand spectacle à la française
Avec une quarantaine de films depuis 1903, est-il justifié de nous offrir une énième version des Trois Mousquetaires d'Alexandre Dumas ? Étonnamment oui, Martin Bourboulon, dont on avait aimé Papa ou maman et beaucoup moins Eiffel, apporte du sang neuf au chef-d’œuvre de Dumas dans une version épique, âpre, romanesque, ponctuée de très beaux duels, et entièrement tournée en décors naturels. Ce grand film de divertissement populaire et exigeant adopte une narration fluide, et alterne les scènes de combat filmés de manière réaliste en se passant de tous les artifices numériques, avec des plans-séquences caméra à l'épaule impressionnants, et les intrigues de palais. Sur le patron intemporel du texte original, les scénaristes Alexandre de La Patellière et Matthieu Delaporte, à qui l'on doit Le prénom, ont su coudre un film d'aujourd'hui avec humour en s'autorisant quelques libertés. Les Trois Mousquetaires : D’Artagnan réinvente le film d’action dans un monde de capes et d’épées, où il est bon de revenir comme dans le jardin perdu de son enfance. Le réalisateur s'est entouré d'une troupe de comédiens talentueux pour interpréter ces célèbres personnages. Outre les quatre principaux, Louis Garrel est irrésistible en Louis XIII, Lyna Khoudri parfaite en Constance Bonnacieux, Vicky Krieps touchante en Anne d'Autriche et Éric Ruf, redoutable en Richelieu. Si on connaît l’histoire par cœur, on est surpris de se prendre au jeu d’une intrigue toujours efficace dans cette nouvelle version, qui s’en tire avec les honneurs en évitant les écueils du genre, et relève le niveau si mauvais des grosses productions françaises.
Peut-on vivre sans amour ?
Créateur, réalisateur et interprète de cette fantaisie tragicomique, Fred Hazan s’aventure dans les abysses de la solitude contemporaine. Auteur pour Les Guignols de Canal +, les séries Dix pour cent ou Drôle, Fred Hazan s'est écrit un personnage plutôt loser, à côté de la plaque, innocent, et surtout qui n'a pas les codes de notre époque. Dans cette minisérie en six épisodes, Frédéric Hazan se glisse dans la peau de Marco Delgado, un acteur porno sur le déclin, qui travaille comme videur dans une boîte de nuit pour arrondir ses fins de mois. Mais depuis quelque temps, Marco est pris d’étranges malaises, il s’effondre pour un oui ou pour un non et tombe inanimé, comme foudroyé. Après avoir étudié son cerveau, on lui diagnostique un bien étrange mal : Marco souffre d’un manque d’amour. Cette série drôle et sentimentale, séduit par les imperfections des personnages, les pas de côté narratifs, son ton décalé, qui laissent entrevoir un émouvant appel à la tendresse. Besoin d’amour aurait pu se noyer dans une succession de gags lourdauds. C’est tout l’inverse. La quête sentimentale de Marco, plutôt clown triste que sex-symbol, se révèle sensible et dessine en creux le portrait de Fred Hazan, homme-orchestre d’une comédie douce amère exécutée dans les règles de l’art, comme la télévision française en propose peu. Minisérie originale pour peu qu’on prenne le temps de s’y attacher, Besoin d’amour ausculte le malaise sous toutes ses formes : les coulisses déprimantes du milieu du porno, la solitude de ses acteurs, le mépris dans lequel ils vivent, mais aussi l’identité trouble des enfants adoptés, ou la découverte de la judéité, tous ces thèmes sont dépeints avec un humour décalé à l’anglaise. L’exercice est osé, difficile, mais cette minisérie touchante a le mérite d’offrir une alternative aux comédies à l’humour forcé et aux drames tire-larmes.
Besoin d'amour est à voir ici pour 10,99 € sur OCS, un mois d'abonnement pour profiter de tous les programmes et résilier à tout moment.
Vertigineux polar sur la vengeance et la notion de justice
Javier Cercas, sans doute le plus grand écrivain espagnol du moment, se remet à la fiction, et pas n’importe laquelle : le polar. Prodigieux roman policier métaphysique, spirituel et poétique, Terra Alta offre à Javier Cercas de transformer la boue en or, tel un alchimiste si sûr de son art qu’il n’en laisse rien paraître. Simenon esquissait ambiances, paysages, états d’une société, profils psychologiques. Cercas creuse, de façon complète mais complexe, dans le double fond du réel, usant d’une écriture à la fois nerveuse et au long cours. D’où le lent éclaircissement de la psyché ténébreuse du personnage central, qui n’a d’égale que l’opacité des énigmes à résoudre, tandis que le passé remonte à la surface du présent, et nous retrouvons là le thème de toute l’œuvre de Cercas, sourcier des émanations du franquisme dans une Espagne embrouillée, où tout s’enchevêtre vénéneusement : des Soldats de Salamine (2002) au Monarque des ombres (2017), en passant par L’Imposteur (2014). Javier Cercas fait ici une entrée réussie dans le genre du polar grâce au portrait sensible et contrasté qu’il dresse de ce jeune homme blessé, un ancien détenu trouvant sa raison d’être dans le fait de rendre justice aux opprimés. Très habile à décrire les jalousies et les rivalités à l’œuvre dans une contrée reculée où tout le monde se connaît, le romancier renoue surtout ici, au moment où on l’attend le moins, avec les thèmes qui l’obsèdent : les stigmates de la guerre civile espagnole (1936-1939) et la façon dont le passé du pays nourrit toujours le présent, à l’insu même des jeunes générations. Le dénouement, surprenant, dans une ultime pirouette, confirme le talent de Cercas à faire resurgir les fantômes des tragédies trop vite étouffées. Maestro incontesté de l’enquête autobiographique, élevée au rang d’art littéraire, quelque part entre Truman Capote et Emmanuel Carrère, Javier Cercas a magistralement su, dans ses livres précédents, sonder les contours les plus obscurs de l’âme humaine, ausculter les faits les plus insignifiants, en apparence du moins, imaginer l’impensable, qu’il s’agisse de ses aïeux ou de personnages historiques. Si bien qu’il ne pouvait au fond que s’émanciper avec bonheur des contraintes du réel, pour se lancer dans une intrigue imaginaire qu’il maîtrise de bout en bout en n’abandonnant rien de sa méthodologie, jeu narratif permanent entre le passé et le présent, la réalité, la fiction. D'une écriture aussi puissante que lumineuse, Javier Cercas se montre une nouvelle fois un remarquable conteur et un metteur en scène qui enchaîne les morceaux de bravoure avec virtuosité dans ce passionnant roman, qui interroge avec une finesse psychologique impressionnante les questions de justice, de vengeance et de construction de soi, tout en étant aussi une ode à la rédemption par la lecture.