« Approfondir les sujets les plus importants et donner les clés pour comprendre »
A la tête de L’Express depuis 9 ans, Christophe Barbier, dont la parole est très prisée, aime partager son opinion sur les sujets d’actualité. En plus de son édito vidéo quotidien sur le site de L’Express, il en livre un autre tous les matins sur iTélé et se fait régulièrement inviter sur les plateaux télé comme celui de C dans l’air.
Qu’a changé l’arrivée des médias numériques dans le rôle d’un hebdomadaire comme l’Express ?
Christophe Barbier - Avant l’arrivée des médias numériques, une heure après le bouclage les hebdomadaires perdaient 8 jours, maintenant lorsque nous avons un scoop ou un document de 800 pages, il y a le site Internet. Nous avons gagné une puissance et une audience formidables avec notre site, qui nous a par ailleurs rendu addict à l’information chaude. Néanmoins, cela pose un défi économique, les recettes étant très maigres malgré 7 millions et demi de visiteurs uniques par mois. Comme il est impossible aujourd’hui d’échapper à l’information où que vous soyez, le rôle d’un news hebdomadaire est de faire le tri dans tous les sujets d’actualité pour approfondir les plus importants et donner les clés pour comprendre. Pour en revenir au site, je dis à mes journalistes : vous devez informer le plus vite possible. Mais dans « possible », il y a tout le travail journalistique qui est incompressible, il vaut mieux être 20 minutes après le concurrent plutôt que d’écrire une bêtise. C’est pour cela qu’une grande majorité du public qui s’informe sur le Net fait confiance à des grandes marques comme Le Monde, Le Figaro, L’Express et quelques autres plutôt qu’à n’importe quoi point com ou Twitter.
Doit-il y avoir des limites à la liberté d’expression ?
C.B. - J’ai longtemps soutenu qu’il ne devait pas y en avoir si ce n’est la loi, on peut dire tout ce que l’on pense et le cas échéant les tribunaux sont là pour trancher lors de procès en diffamation. J’ai changé d’avis à cause de Dieudonné, qui a inventé une perversité nouvelle en faisant de la propagande antisémite sous couvert d’humour, dont il se servait comme bouclier anti-poursuites. Ses propos n’étant en aucun cas des blagues mais des convictions. A un moment donné, le législateur ou le pouvoir politique, et Manuel Valls l’a fait avec courage, doit intervenir pour dire non : vous outrepassez la liberté d’expression, vous la retournez contre le droit et nous vous interdisons de continuer. C’est terrible d’être obligé d’en arriver là.
Que pensez-vous du traitement médiatique de la crise des réfugiés ?
C.B. - Je crains que la crise ne soit trop complexe pour un traitement médiatique. Il sera forcément sommaire. Même le journal le plus sérieux n’est pas assez pointu pour rendre compte de toute la complexité de ce qui se passe sur le terrain en Syrie, jusqu’aux réfugiés qui s’implantent dans certains pays alors que d’autres sont plus rétifs à les recevoir. Il y a un traitement émotionnel par l’image, comme celle du petit garçon mort sur une plage turque. Il fallait évidemment publier cette photo, qui donne l’information que cet enfant s’est noyé en voulant passer, et provoque un choc planétaire qui fait bouger les lignes géopolitiques sous la pression d’un mouvement démocratique. Les médias traditionnels doivent se sentir ni coupables ni fiers, puisque maintenant avec les médias sociaux ce genre de phénomène leur échappe, mais si la photo du petit Aylan permet que l’on intervienne en Syrie pour libérer ce peuple, il s’agira d’un engrenage vertueux.
Faut-il craindre pour le respect et l’indépendance de la presse après le rachat de journaux et de télés par des hommes d’affaires surpuissants ?
C.B. - Il y a, face à ce nouveau capitalisme et ces nouveaux actionnaires, un nouveau rapport de forces à créer pour que le respect et l’indépendance soient garantis. On a connu des magnats de la presse politiquement inféodés, puis il y a eu des industriels qui ont racheté des médias pour gagner de l’argent et avoir de l’influence, aujourd’hui il s’agit d’industriels indépendants du pouvoir politique et de l’Etat qui ont besoin de contenus pour leur offre de télécommunications. Une fois la guerre des prix terminée entre les principaux concurrents, la différence se fera par le contenu pour asseoir leur domination. C’est la baisse du nombre de lecteurs ou d’auditeurs et par conséquent d’annonceurs qui a provoqué le retrait des anciens actionnaires. Le rachat de L’Express est d’ailleurs symbolique, nous sommes passés d’un imprimeur à un groupe de câbles et téléphonie. Ces nouveaux actionnaires, chez nous comme ailleurs, ont engagé une restructuration économique qui est tragique, à cause des plans sociaux, mais inévitable, et en même temps ils ont pris le pouvoir en plaçant leurs équipes, c’est la règle brutale mais intangible et incontestable du capitalisme.
Contre la surpuissance étatique ou économique, il y a des lanceurs d’alerte cà l’image de Snowden et des mouvements comme Anonymous. Nous sommes à l’âge paléolithique d’une organisation des opinions mondiales qui servira de contrepoids. L’ONU a été créé pour gérer le monde de l’après-guerre, elle sera un jour remplacée par un parlement mondial qui gèrera le monde de l’après mondialisation et permettra de lutter contre toutes sortes de dérive.
Que peut-on attendre de la COP 21 ?
C.B. - On peut attendre que sur le fond du diagnostic partagé, mise en danger de la planète si l’on ne change pas les comportements humains, l’unanimité soit faite, ce qui n’était pas le cas en 2009 à Copenhague. Il faut arriver par la signature d’un accord à montrer qu’il y a désormais un phénomène planétaire, même si tous les états traînent les pieds, ceux qui peuvent payer comme ceux qui veulent se développer. Je suis néanmoins optimiste car la mobilisation des citoyens est infiniment supérieure à Copenhague, malgré la crise et le chômage. Les médias et les corps intermédiaires en parlent énormément, il n’y a plus un enfant qui ne soit pas au courant. La mobilisation des entreprises est sans commune mesure, si une d’entre elles veut faire du profit en polluant, elle perd ses consommateurs, fournisseurs et employés. A partir du moment où les entreprises poussent, les politiques les écoutent. A ce propos, le trio Hollande, Royal, Fabius a joué son rôle, Obama a besoin d’une grande et belle sortie au-delà de Cuba et de l’Iran, sur un thème Nord-Sud où il pourrait avoir un bilan satisfaisant, et Xi Jinping, qui est sur un modèle économique vacillant avec des problématiques environnementales extrêmement fortes, est un peu obligé d’agir.
Comment l’Europe doit-elle s’y prendre pour mieux gérer la crise des migrants ?
C.B. - L’Europe à 28 n’est pas capable de gérer la crise des migrants, il faut à tout prix repartir d’une Europe à moindre géométrie, à 8 ou 10 ou en tout cas pas plus de 19. Sur ces pays-là, et à commencer par le couple franco-allemand, il faut fusionner nos politiques pour équilibrer la répartition. L’Allemagne et la France ont deux sociétés différentes, une a besoin de migrants pour sa main-d’œuvre, l’autre a un problème de chômage, une qui par mauvaise conscience est accueillante et l’autre qui par repli identitaire ne l’est pas. Avec cette Europe resserrée, il faut redessiner les contours de Frontex avec des frontières extérieures fermées et repenser une politique d’accueil, filtrée et cohérente. Les dirigeants de ces nations doivent accepter de parler de l’Islam, qui est en arrière-pensée de l’opinion. Aux gens qui sont méfiants vis-à-vis des migrants musulmans, il suffit de leur rappeler qu’ils se font massacrer par Daech et ne sont pas des terroristes mais des victimes. Cela dit, c’est une donnée du problème qui n’est pas assez courageusement abordée par les politiques.
Pourquoi l’Europe ne parvient-elle par à se mettre d’accord pour défendre militairement ses intérêts, notamment pour venir à bout de Daech ?
C.B. - Aucun pays n’est volontaire pour intervenir en Syrie, au Mali ou ailleurs si ce n’est la France. A la limite ce serait possible si les autres payaient, mais non seulement ils ne paient pas, notamment l’Allemagne, mais ils nous empêchent de retirer de notre PIB et du calcul des 3% de déficit l’effort militaire que l’on fait pour eux. L’Europe devrait être capable de prendre une décision commune pour des interventions rapides afin de protéger ses intérêts en dehors de ses frontières, par exemple contre le terrorisme, exécutée par les pays qui ont la capacité à le faire et payée par les autres.
Pour venir à bout de Daech, il faudra combattre au sol mais comme aucun pays occidental ne le veut, la seule solution est d’organiser une coalition des pays voisins équipée, formée et subventionnée par les occidentaux. Durant la seconde guerre mondiale pour vaincre Hitler, on a conclut un accord avec l’un des pires dictateurs qui soit, Staline, en passant par-dessus des divergences géopolitiques monumentales bien plus fortes que celles entre Obama et Poutine. Pourquoi ne nous entendons-nous pas avec les Russes pour agir, il sera toujours temps ensuite de trouver la meilleure solution pour la Syrie, évidemment sans Bachar al-Assad.
Quelques repères
Journaliste politique passé par l’Ecole Normale supérieure en obtenant une maîtrise d’Histoire, il démarre sa carrière au Point puis à Europe 1, avant de rejoindre L’Express où il devient chef du service politique à 29 ans. Dix ans plus tard, il est nommé directeur de la rédaction. Parallèlement, on le voit souvent à la télé, soit pour un édito et une interview politique sur LCI tous les matins jusqu’en 2011 et depuis sur iTélé, soit en étant invité à C dans l’air, au Grand journal de Canal + ou ponctuellement ailleurs. Il est aussi passionné de théâtre, et d’ailleurs il lui arrive de jouer ou de mettre en scène. A 48 ans, alors que L’Express vient d’être racheté par Patrick Drahi, il doit faire face à un douloureux plan social au sein de sa rédaction.