"Mon expérience me fait dire que les hommes politiques valent globalement mieux que ce que l'on en dit"
Presse écrite, télévision, radio, Alain Duhamel est depuis plus de 50 ans l'incontournable journaliste politique que tout le monde connaît, pour son enthousiasme, sa voix gourmande et surtout sa grande connaissance de cet univers. Membre de l'Académie des sciences morales et politiques, il a écrit de nombreux essais et ouvrages historiques, et vit à 76 ans sa dixième campagne présidentielle.
Comment voyez-vous l'évolution du monde en 2017 et comment doivent se positionner l'Europe et la France dans cette nouvelle donne ?
Alain Duhamel - De toute évidence il y a un réveil des nationalismes, dont Poutine fait son idéologie officielle et que Trump incarne aussi à sa manière. A peine arrivé à la Maison-Blanche, il met déjà en œuvre des mesures protectionnistes en annulant l'accord de libre-échange transpacifique, et veut faire de même avec l'accord transaméricain. Cela signifie que l'on entre dans une période dangereuse. Beaucoup de grandes crises, y compris celle débouchant sur la Première guerre mondiale, sont nées de batailles protectionnistes. Il y a un moment où les affrontements commerciaux peuvent devenir financiers puis militaires. En plus, Trump dans sa campagne a pris des distances avec l'alliance Atlantique, et Poutine a augmenté son budget militaire de façon extrêmement conséquente alors que l'économie russe va très mal.
L'Europe doit avoir une politique commerciale extérieure beaucoup plus agressive pour défendre ses intérêts. Comme Trump annonce des droits de douanes très élevés sur toute une série de produits, les européens devront prendre des mesures de rétorsion telles, que Trump fléchisse et accepte des compromis. Parallèlement, il faut que l'Europe se donne les moyens militaires de sa défense autonome, mais cela prendra de nombreuses années. La France, étant la première puissance de l'Union dans ce domaine et la troisième au monde derrière les Etats-Unis et la Russie, doit jeter les bases d'une défense européenne avec les britanniques s'ils le veulent, mais je pense qu'ils le voudront même s'ils s'y sont opposés jusqu'à présent.
Faut-il craindre les agissements de Donald Trump, notamment en Europe ?
A.D. - Durant les six premiers mois, il va prendre des décisions spectaculaires, provocatrices, qui feront un peu peur à tout le monde, feront remonter les taux d'intérêt par exemple et créeront un sentiment d'instabilité. Dans un deuxième temps, il y aura une réaction y compris américaine qui le poussera à faire des compromis et aller moins loin qu'il ne l'annonce au départ. Cela dit, il peut y avoir des dégâts pendant la première phase, je pense notamment au Mexique avec lequel les relations seront épouvantables. Trump va également essayer de diviser les européens, comme les britanniques le font avec leur Brexit, mais pour l'instant c'est l'inverse qui se produit. N'oublions pas que l'Europe est le premier marché commercial du monde, loin devant les Etats-Unis, la Chine et les autres, nous ne sommes donc pas démunis, à condition d'utiliser nos armes de façon cohérente. La pugnacité voire l'agressivité du Président américain et de la Première ministre britannique vont resserrer les rangs des européens, mais la solidarité mécanique n'est pas suffisante il doit y avoir une autorité politique. La seule solution est la reconstruction du duo franco-allemand avec des leaders décidés à incarner l'Europe et à prendre des risques.
Justement, comment se positionnent les candidats à l'élection présidentielle sur l'Europe ?
A.D. - Plusieurs d'entre eux veulent pour l'Europe une réforme des traités, c'est de la blague vu qu'elle ne peut se faire qu'à l'unanimité et des pays seront toujours là pour bloquer. Si on ne peut pas changer les traités en revanche il est possible de changer les pratiques. Rien n'empêche à l'intérieur de la zone euro de faire des rapprochements fiscaux notamment pour la fiscalité des entreprises. On tourne autour depuis des années, et aujourd'hui sous la pression américaine, britannique et russe, il serait bon d'avancer dans cette direction, ce qui renforcerait l'Europe et nos entreprises. Emmanuel Macron serait le meilleur candidat pour l'Europe, il est en effet le seul à se proclamer européen et à vouloir faire avancer l'Union, d'abord à l'intérieur de la zone euro mais aussi en règle générale. Il est très entreprenant sur le sujet. Ayant été Ministre de l'économie il négociait sans arrêt à Bruxelles, il connaît donc parfaitement les dossiers.
En quoi cette élection présidentielle ne ressemble à aucune autre ?
A.D. - Elle arrive au terme de 40 ans de crise, il y a donc un rejet de la part des victimes de la crise au niveau occidental qui crée une instabilité sans précédent. Par ailleurs, on est à la fin d'une série d'alternances qui ont donné aux gens le sentiment que la droite et la gauche classique étaient insuffisantes voire impuissantes, il y a de ce fait la tentation d'essayer des solutions nouvelles. Quatre candidats les incarnent : Mélenchon, qui a mis de l'écologie dans son socialisme et se réclame contre le monde financier et contre l'Alliance Atlantique. Hamon, avec son programme utopique, auquel il est préférable de ne pas croire, mais on ne peut pas nier que ce soit un programme alternatif. Macron, dont on ne sait pas très bien tout ce qu'il veut, il n'a d'ailleurs pas intérêt à le dire trop vite et il l'a compris, mais c'est un phénomène que l'on n'a jamais connu. Jamais un candidat n'ayant ni parti, ni mandat électoral, ni idéologie constituée est parvenu à une telle percée, il s'agit bien là d'un désir de nouveauté. Le Pen, l'incarne aussi à sa manière, avec un programme de protection des uns et d'agression contre les autres, même si on peut juger cette nouveauté régressive. En face, Fillon est le seul classique avec une base électorale solide mais une vulnérabilité sur le plan social. Il va certainement en rajouter sur le côté régalien, identitaire, autorité, valeurs, ce qui empêche d'ailleurs le FN de progresser depuis qu'il est candidat, mais cela ne lui garantit pas du tout de gagner (interview réalisée avant l'affaire).
Comment expliquer le manque d'envergure aujourd'hui des politiques?
A.D. - Les élus et les dirigeants ont moins d'argent qu'avant, il y a aujourd'hui un plafond et une loi de non-cumul des mandats, moins de stabilité avec pratiquement à chaque élection les sortants qui perdent, et beaucoup plus d'insultes. De nos jours, un homme politique est un homme insulté, qu'il soit bon ou mauvais. Les trois quarts des français considèrent que tout homme politique est corrompu et qu'il ne les écoute pas, ce qui est totalement faux. Ces différents facteurs ont pour conséquence que les meilleurs étudiants, qui avant voulaient faire de la politique, choisissent maintenant d'aller dans le secteur privé. Résultat, nous avons des politiques de seconde classe. Pour inverser la donne, il faudrait un leader charismatique qui réussisse sa politique avec des mesures inattendues, pour que la population y reprenne goût et lui rende un peu d'estime. Mon expérience me fait dire que les hommes politiques valent globalement mieux que ce que l'on en dit, qu'ils font le plus souvent ce qu'ils peuvent et en tout cas plus qu'on ne le croit. Lionel Jospin, par exemple, a été un très bon Premier Ministre.
Va-ton sortir du clivage gauche-droite et que vous inspire la gauche et la droite aujourd'hui ?
A.D. - On ne sortira pas du clivage gauche-droite mais il y a d'autres clivages actuellement qui comptent tout autant, ceux de la mondialisation, de l'Europe, de l'immigration, d'un certain libéralisme ou conservatisme sur le plan des mœurs. La gauche termine ce quinquennat profondément divisée et je ne vois pas comment elle peut éviter d'être battue. Cela dit, le parti socialiste a connu tout au long de son histoire des oppositions avec deux lignes idéologiques complètement différentes, et il n'est aujourd'hui dans l'intérêt de personne de provoquer une scission. Ce n'est qu'à la rentrée de septembre vraisemblablement que l'on saura si le PS, qui sera très affaibli et avec beaucoup moins de représentants, choisira la ligne réaliste ou celle plus chimérique. Quant à la droite, ce n'est pas la première fois qu'un homme de gouvernement modéré, tel qu'Alain Juppé qui avait pourtant le meilleur programme, se fait battre. Giscard, Barre ou Balladur l'ont précédé, la faute à un tempérament qui ne les avantage pas pour faire campagne et défendre leurs propositions.
Quelques repères
Commencer à 23 ans par Le Monde vous pose la qualité d'un journaliste. Il travaillera plus tard également au Point et à Libération entre autres. Sa carrière à la télévision l'a vu animer ou participer à de nombreuses émissions comme L'Heure de vérité, 100 minutes pour convaincre, Cartes sur table ou Mots croisés. Il a aussi animé deux débats du second tour de l'élection présidentielle. Il est en parallèle une référence de la chronique ou l'édito politique à la radio, d'abord sur Europe 1 durant 25 ans et à RTL depuis 1999. Essayiste et historien de la politique, il a écrit plus d'une quinzaine d'ouvrages et a été élu en 2012 membre de l'Académie des sciences morales et politiques.
Livres élections présidentielles
Voici une sélection de livres parus à l'occasion de l'élection présidentielle, d'abord ceux des candidats qui ont pris la plume à cette occasion, puis des essais de journalistes ou spécialistes du monde politique :
Emmanuel Macron - Révolution - Xo éditions.
Le fondateur du mouvement En Marche raconte pour la première fois son histoire personnelle, ses inspirations, sa vision de la France et de son avenir. Un livre fort, singulier, qui pose les fondements d’une nouvelle société.
François Fillon - Faire - Albin Michel.
A travers le récit de sa vie politique, d'une analyse de la situation et du monde qui nous entoure, le candidat Les Républicains trace les lignes d'un projet pour replacer la France en tête.
Jean-Luc Mélenchon - L'avenir en commun - Seuil.
Le candidat de la France insoumise propose de construire un programme dicté par des choix dans l'intérêt général humain, et non sous l'emprise de la peur et du chacun pour soi, pour changer l'histoire de notre pays.
François Bayrou - Résolution française - Editions de l'Observatoire.
Le président du Modem va droit à l’essentiel des choix à faire pour notre avenir en n’éludant aucun des problèmes qui inquiètent les français, avec des réponses de fond pour que le pays prenne un nouveau départ.
Nicolas Dupont-Aignan - France lève-toi et marche - Fayard.
Le candidat de Debout la France raconte sa rupture définitive avec la classe politique traditionnelle, son parcours, et nous livre son projet pour sortir la France de la crise et régler les problèmes des Français.
François Midon - Les raisons de la colère des français vues d'en bas - Melibee.
Simple citoyen retraité de 67 ans, fils d'agriculteurs, il a passé sa carrière dans le monde de l'entreprise. François Midon, passionné par la chose politique, a rédigé cet ouvrage dans le but d’apporter sa contribution, au renversement de l'ordre des choses où tout part du haut pour aller vers le bas, dans l'élaboration des programmes pour les prochaines élections présidentielles et législatives. Il veut rappeler ainsi que le politique a pour mission de servir le peuple et de contribuer à son bonheur.
Agnès Verdier-Molinié - Ce que doit faire le (prochain) Président - Albin Michel.
Directrice de la Fondation iFRAP, un think-tank qui évalue les politiques publiques, Agnès Verdier-Molinié trace une feuille de route. Plus qu’un programme, c’est une obligation morale de résultat. Elle démontre que la situation de la France est à haut risque, alors que nous avons pourtant toutes les clés pour éviter le mur en sortant de l’asphyxie fiscale et de la prolifération des normes et des lois.
Cécile Alduy - Ce qu'ils disent vraiment - Seuil.
Chercheuse à Sciences-Po et professeur de littérature à Stanford, Cécile Alduy analyse la logique du discours des politiques qui se disputent l'élection présidentielle de 2017. Selon elle, plus que jamais, la bataille des idées passera par celle des mots. Et celui qui imposera son propre sens de la "laïcité" ou de la "République" aura remporté une victoire idéologique, au-delà même des résultats électoraux.
Olivier Rouquan - En finir avec le Président ! Editions François Bourin
Politologue et enseignant-chercheur en sciences politiques, Olivier Rouquan questionne dans ce livre le suffrage universel direct institué par De Gaulle, qui aujourd'hui est une foire d’empoigne et répond de moins en moins aux attentes des électeurs. Selon lui, après trois quinquennats ratés, la revitalisation du parlement, l’extension du recours au référendum et une plus grande participation des citoyens à la décision semblent aujourd’hui plus nécessaires que jamais.