L'image comme geste politique contre l’oubli et l'injustice
Lion d'or à la Mostra de Venise, chose assez rare qu'un grand festival décerne sa plus haute récompense à un documentaire, Toute la beauté et le sang versé mêle le combat de l’artiste Nan Goldin contre la famille Sackler, responsable de la crise des opiacés aux États-Unis, au portrait sensible de cette grande photographe des marges. Il était presque inévitable qu'elles se croisent un jour. L’une, Laura Poitras, est une documentariste américaine engagée qui poursuit un travail critique sur l’Amérique post-11-Septembre. De l’occupation américaine en Irak à la surveillance de masse dévoilée par Edward Snowden, en passant par Guantanamo, sa trilogie – My Country, my Country (2006), The Oath (2010) et Citizenfour (2014), Oscar du meilleur documentaire, – dénonce la radicalisation sécuritaire de son pays, et lui a valu d’être placée sur une liste de surveillance antiterroriste par le FBI. L’autre est une artiste photographe mondialement connue, qui a fait de sa vie dans les marges la matière de son œuvre et la source de son activisme en faveur des invisibles de la société américaine. La cinéaste dresse un portrait foisonnant de Nan Goldin, figure essentielle de la scène américaine underground depuis la fin des années 1970. Avec la complicité de son modèle et avec une utilisation constamment inventive des images d'archives, Laura Poitras évoque une existence balisée par de nombreux excès et drames : drogue, prostitution, décès précoces de plusieurs proches balayés par le sida, suicide de sa sœur aînée en 1963 alors que Nan était âgée de 11 ans. Dépourvu de sensiblerie et d'apitoiement, le film ne se contente pas de retracer les grandes étapes d'une vie chaotique. Parallèlement le documentaire revient en détail sur le combat que mène depuis des années Nan Goldin avec le collectif PAIN contre la famille Sackler, propriétaire de la multinationale Purdue Pharma. Cette dernière est responsable de la commercialisation de médicaments antidouleur (dont l'OxyContin) qui ont provoqué des addictions en masse et le décès de 500 000 personnes. Or, le nom de la puissante dynastie Sackler est en tant que généreux mécène présent dans les musées du monde entier. Le film, admirablement construit, mêle plusieurs niveaux de récits allant de l’intime au politique et, à travers la trajectoire de cette artiste, donne à voir tout un autre pan de l’histoire de l’Amérique, notamment l'échec et le déni des politiques publiques en matière de santé, mais aussi les ravages du libéralisme préoccupé par le profit au détriment de la vie humaine.