« La liberté de la presse est celle qui permet de vérifier l’existence de toutes les autres »
Journaliste au Point durant 10 ans, puis éditeur, et directeur du centre de formation des journalistes (CFJ), Christophe Deloire a aussi écrit plusieurs livres avant de devenir en 2012 secrétaire général de Reporters sans frontières (RSF). A 45 ans, il est totalement investi à la tête de cette ONG internationale dans la défense de la liberté de la presse partout dans le monde.
En quoi consiste l’action de RSF ?
Christophe Deloire – Nous défendons une information libre, indépendante, pluraliste. Avec des correspondants dans 130 pays et 13 bureaux à travers le monde, RSF publie dans plusieurs langues, et intervient sur le terrain en fournissant à des journalistes des moyens pour leur sécurité ou développer leur capacité. L’organisation accorde ainsi environ 200 bourses par an à des journalistes qui ont besoin de se mettre à l’abri ou à des médias pour les soutenir, comme celle que j’ai signée hier à un média irakien. Grâce à nos campagnes de communication et de plaidoyer, RSF intervient également dans les lieux de pouvoir, y compris au Conseil de sécurité de l’ONU, où j’ai fait un discours le 27 mai 2015 lorsqu’une résolution a été adoptée sur la protection des journalistes. Pour mesurer les effets de notre action, il suffit d’interroger des journalistes comme Can Dündar, bête noire du régime turc d’Erdogan, le président turc avait en effet demandé la prison à vie à son encontre. Can Dündar vous dira qu’il a pu être libéré après 4 mois d’emprisonnement grâce à RSF et la pression internationale. Nous intervenons aussi en France, récemment nous avons favorisé les négociations pendant la crise à iTélé. Depuis 4 ans que je suis arrivé à la direction de RSF, je me rends compte de la notoriété internationale de cette ONG née en France, qui a aujourd’hui la capacité de mobiliser bien au-delà de nos frontières.
Est-ce que le nombre de journalistes tués ou emprisonnés diminue ?
C.D. - Malheureusement le nombre de journalistes en prison a notablement augmenté, particulièrement du fait de la Turquie, sans qu’il ne diminue en Chine par exemple, quant au nombre de journalistes tués dans le monde, il reste constant entre 60 et 80 chaque année. Derrière ces chiffres, chaque fois qu’un journaliste est assassiné, ce sont des dizaines voire des centaines d’autres qui iront un peu moins loin dans leurs investigations, qui cesseront d’enquêter sur des trafiquants au Mexique ou d’aller faire des reportages dans le Sud de la Turquie ou en Syrie. Le danger est que les populations soient ensuite soumises à des flux d’information mensongers ou filtrés par les intérêts des états, des multinationales et des groupes religieux radicaux. Les nouvelles technologies ont de ce fait une influence désastreuse par la diffusion des rumeurs, des opinions infondées et des propagandes. Il n’y aura pas de lutte contre le réchauffement climatique ou contre la corruption, de marché honnête et libre, de développement économique de quelque pays que ce soit sans journalistes. Comme m’a dit le grand journaliste birman Win Tin lorsque je l’ai rencontré peu de temps avant sa mort, lui qui a passé 19 ans en prison : La liberté de la presse est celle qui permet de vérifier l’existence de toutes les autres.
Quels sont les bons et les mauvais élèves en matière de liberté de la presse ?
C.D. - La Finlande et les pays d’Europe du Nord sont en tête depuis des années du classement mondial de la liberté de la presse, en corrélation avec le niveau de démocratie de ces pays. Mais récemment le Premier Ministre finlandais a fait pression sur des journalistes, chose totalement inhabituelle qui prouve que même en Finlande cela peut arriver. Tout en bas du classement, évidemment la Corée du Nord, mais aussi l’Erythrée dont est issu de nombreux migrants qui fuient l’un des gouvernements les plus despotiques de la planète. RSF a une radio à destination de ce pays, Radio Erena, seul média indépendant que peuvent écouter les érythréens, qui émet depuis Paris deux heures d’informations par jour. On remarque aussi une forte dégradation en Pologne où il y a une transformation des médias publics en médias d’Etat. Il y a à l’inverse une amélioration en Birmanie, même si elle est insatisfaisante, où l’on ne met plus des journalistes dans des cages à chiens comme ce fut le cas sous la junte. En France comme dans beaucoup de pays, le problème réside dans le recul de l’indépendance des médias, même s’il faut espérer que la loi Bloche récemment adoptée améliore les choses. Nous avons publié un rapport sur ces oligarques milliardaires qui font leur shoping dans les médias, avec pour certains la tentation de penser : je suis propriétaire donc je fais ce que je veux, à l’image d’un enfant avec ses petits soldats.
Comment sortir de la crise de confiance que traverse la presse ?
C.D. - Ce serait dramatique pour une société si les journalistes, qui font honnêtement leur travail en voulant enquêter et aller au fond des choses, finissaient par disparaître derrière les faiseurs de journalisme de divertissement. La défiance généralisée qui existe aujourd’hui dans le monde concerne aussi la presse, notamment en France où elle est assez prégnante. Pourtant la confiance est indispensable au bon fonctionnement d’un système, que ce soit la santé, l’économie, la presse, mais certains groupes sociaux se sentent exclus du contenu des médias. Pour retrouver cette confiance, il faudra passer par une transparence totale sur les méthodes afin de les distinguer de celles d’un complotiste, par une honnêteté absolue, une indépendance éditoriale scrupuleuse, et éviter les conflits d’intérêts.
Que pensez-vous des révélations d’informations top-secrètes ?
C.D. - Si je crois évidemment à la transparence, je ne pense pas néanmoins que tout doit être mis sur la place publique. Le respect de la vie privée est une notion importante, y compris lorsqu’il s’agit de la surveillance des états. Il n’est pas illégitime qu’un état ou n’importe quelle structure cherche à protéger ses secrets. La question est que les informations d’intérêt public puissent sortir, et pour cela les journalistes ou leurs sources doivent être protégés. Joseph Pulitzer disait : la seule information intéressante est celle qui est volée. Cela peut choquer mais je ne crois pas que les citoyens auraient envie qu’on ne leur donne que des versions officielles. J’apprécie la démarche d’Edward Snowden qui propose des révélations tout en expliquant qu’il faut un filtre, et il confie ce soin à des journalistes.
Comment voyez-vous 2017 sur le plan international ?
C.D. - Avec Poutine d’un côté, bientôt Trump de l’autre, Xi Jinping en Chine, Erdogan en Turquie, Modi en Inde, Duterte aux Philippines, il y a de quoi être un peu inquiet. La Chine par exemple essaie d’exporter son modèle politique et journalistique, en investissant beaucoup en Afrique sur la question médiatique et en finançant des écoles. Il n’y a pas grand-monde aujourd’hui pour résister à ce modèle des hommes forts, la diplomatie américaine nous servait beaucoup jusqu’à présent pour exercer une pression, cela va devenir vraisemblablement plus difficile. Il serait bien que l’Europe saisisse l’occasion de devenir enfin le continent qui fasse rêver. Pour en finir avec cette dépression si caractéristique à notre pays, la France doit s’ouvrir, regarder ailleurs, arrêter de se refermer sur soi, elle a besoin d’un peu de vent frais et les médias ont un rôle à jouer pour cela. De même, il faut arrêter de s’écharper sur le symbolique, sur des sujets qui n’ont aucun intérêt.
Pourquoi l’islamisme a réussi à infiltrer notre société et comment le contrer ?
C.D. - Longtemps, il y a eu un discours mensonger des gouvernements, qui prétendaient lutter contre des influences étrangères sur l’islam de France, et dans le même temps les encourageaient. On a toléré beaucoup trop de choses sous couvert de ce jeu diplomatique, des états qui géraient leurs ressortissants sur notre territoire, un discours communautariste très encouragé, et on a sans doute sous-estimé le danger. Il y a eu une progression idéologique, un travail de sape dont on se rend compte aujourd’hui avec stupéfaction. Pour contrer cet islamisme, au-delà des mesures de police dans les quartiers, d’un changement de discours politique, il faut faire rêver, avoir une forme d’ambition. Un pays, dont l’envie et le désir semblent faiblir ne fait pas rêver, ce qui laisse la place à ceux qui finalement font un peu plus rêver, aussi choquant que cela puisse paraître, en proposant une espèce de force. Une partie de ceux qui sont devenus djihadistes ont essayé d’entrer dans l’armée française, cela traduit un besoin d’aspiration. Il y a un manque d’horizon sur ce qui nous rassemble.
Quelques repères
Originaire d’un village de l’Allier où ses parents vivent toujours, Christophe Deloire est plutôt matheux mais sait très jeune qu’il veut être journaliste. Son parcours est atypique puisqu’il fait l’Essec, part ensuite faire son service national à Berlin pour TF1, avant de devenir journaliste au Point. Il est ensuite éditeur chez Flammarion, directeur du CFJ, et parallèlement écrit quelques livres. Depuis 4 ans qu’il est à la tète de RSF, sa vie est faite de merveilleuses rencontres et de très nombreux voyages, pour défendre la presse lorsqu’elle est en danger dans sa liberté ou son indépendance.