Avec style
Nommé en juin dernier directeur artistique de la maison de couture pour hommes Francesco Smalto, Eric Bergère dessine depuis 36 ans autant une mode féminine que masculine pour des grands noms du luxe mais aussi des marques grand public. Après avoir créé les collections pour femme d’Hermès durant 9 ans, il a travaillé pour Lanvin, Inès de la Fressange, des créateurs japonais sans oublier Aigle, La Redoute, Burton ou Cyrillus
Prendre les commandes artistiques de la maison Francesco Smalto, qui a été le premier couturier pour hommes à Paris en 1962, est pour Eric Bergère à la fois un grand bonheur qui va lui permettre d’exprimer pleinement son talent et un défi pour redonner à cette marque prestigieuse son lustre passé. Avec ses ateliers intégrés de travail à la main, son sur-mesure haute-couture, sa collection de prêt-à-porter de luxe, Smalto reste la seule maison de couture parisienne entièrement dédié à l’homme. En acceptant d’en devenir le styliste attitré, Eric Bergère, à 56 ans, n’a pas renoncé pour autant à travailler en freelance, statut qu’il privilégie depuis son départ d’Hermès en 1989 et dont il apprécie la liberté, le regard critique extérieur qu’il procure tout en étant partie prenante du projet.
Il collabore ainsi au Japon à la fois avec un couturier pour lequel il dessine des modèles féminins, et avec deux distributeurs en créant des petites collections pour homme : « le Japon est pour moi une source d’inspiration depuis longtemps, c’est un marché très pointu, difficile, bien informé, grand consommateur de mode. Les gens ne portent pas deux saisons de suite le même vêtement, leur apparence étant très importante pour montrer leur respect aux autres et à la société. N’ayant pas beaucoup de vacances, ils consacrent un budget conséquent à leur garde-robe, à la fois pour eux et pour soutenir l’économie du pays, et de ce fait les boutiques sont pleines de gens qui achètent. Pour un directeur artistique comme moi, c’est très motivant de voir cette énergie en comparaison de la déprime européenne en matière de consommation. »
Une maison qui le faisait rêver
La mission d’Eric Bergère chez Smalto consiste à retrouver l’ADN de la marque avec ses spécificités, ce style qui a tant plu dans les années 1970 notamment dans les milieux culturels et politiques, tout en l’actualisant en termes de proportions, d’aspect, et de matières. Belmondo, Delon, Aznavour, Gainsbourg pour ne citer qu’eux s’habillaient chez Smalto, aujourd’hui il s’agit plus de rois, présidents ou dirigeants, notamment pour le sur-mesure. Le nouveau styliste, hormis deux costumes emblématiques qui sont reconduits chaque année mais dont il vient de proposer en plus une version modernisée, doit trouver pour chaque collection l’équilibre entre un classicisme chic et minimaliste pour une clientèle sérieuse, et des vêtements plus décontractés mais qui gardent l’esprit de la maison : « Smalto rend l’homme beau, élégant et puissant. Les dessins chez Smalto sont très graphiques, géométriques, je suis contre les fleurs et les cachemires. » En recevant le label entreprise du patrimoine vivant en 2012, c’est le savoir-faire unique et le travail d’excellence de la maison de couture masculine par référence qui ont été récompensés.
Au cœur de la création
Dessiner un modèle pour Eric Bergère est le fruit d’une longue réflexion et d’une curiosité visuelle de chaque instant : « Un dessin est la synthèse de plusieurs idées que l’on a tout au long de l’année, en se nourrissant d’art sous toutes ses formes, mais aussi dans les périodes plus calmes après les collections, en prenant le pouls de la société, en observant comment vivent les gens. Au moment de dessiner il faut avoir une vision globale de la collection, une allure. De cette allure, je dois produire des modèles qui vont se coordonner, se répondre. » Si l’on a l’impression que tout a déjà été fait, qu’il doit être difficile de se renouveler, le styliste nous explique les dessous de la création : « La mode est comme un code secret à 10 chiffres ou comme une recette de cuisine, il y a d’innombrables possibilités d’inventer. C’est une question de proportions dans la matière, la coupe, les détails, les couleurs, les dessins, les effets que l’on veut rendre. Les recherches actuelles sur les matières, qui doivent être de plus en plus comme une seconde peau, donnent un réel espoir sur la création. Les matières naturelles comme le lin par exemple ont encore beaucoup à nous apprendre. »
Des débuts fracassants
L’entrée d’Eric Bergère dans le métier s’est déroulée à l’image d’un véritable conte de fée, puisqu’il a été embauché chez Hermès à 19 ans comme responsable de la collection de vêtements pour femme, sans jamais avoir été assistant. En voyant son dossier de fin d’études de l’école Esmod, Jean-Louis Dumas le remarquable président de la célèbre enseigne de luxe lui a dit : « Tout ce que vous avez dessiné dans votre dossier est exactement ce que l’on aimerait trouver chez Hermès. » Dès ses premières créations en 1981, le travail d’Éric Bergère est apprécié tant par la presse que par la clientèle, le seul problème réside au Japon. Sa collection de l’époque comportait beaucoup de grands manteaux, qui n’étaient pas adaptés ni aux portants des boutiques japonaises où il fallait les plier pour les exposer, ni surtout aux femmes majoritairement de petite taille. Hermès l’envoie alors sur place pour qu’il comprenne les caractéristiques de la mode dans ce pays, avec lequel commence pour lui une longue histoire qui est toujours d’actualité 35 ans plus tard.
Une carrière éclectique
Après neuf ans chez Hermès, le jeune styliste a l’opportunité de prendre la suite de Giorgio Armani chez Erreuno, maison de couture italienne basée à Milan. Il y dessine durant sept ans des vestes et tailleurs dans un contexte très différent, et continue à apprendre son métier tout en créant. Dès cette période, il se met en système de freelance et travaille ensuite pour Lanvin où il crée des collections de prêt-à-porter pour femme, puis aide Inès de la Fressange, qui a été son mannequin chez Hermès, à monter ses premières collections. Il enchaîne les collaborations tout au long de sa carrière en l’expliquant ainsi : « On a toujours fait appel à moi compte-tenu de mon expérience chez Hermès et du style masculin que j’ai développé dans les collections pour femme. Au début de ma carrière, mon style était austère, j’aimais la rigueur des costumes masculins et des vêtements ecclésiastiques, puis mon passage en Italie m’a appris à dessiner des modèles plus sexys, plus fluides et avec le Japon j’ai intégré d’autres proportions et une touche de féminité, de raffinement. »
Pour ne pas ressentir une grande frustration s’il ne l’avait pas fait, il crée en 1995 sa propre marque et rencontre une vraie demande des japonais. Mais le rôle de chef d’entreprise est de trop, il ne peut pas tout assumer et comme il n’a pas rencontré son Pierre Bergé, selon ses propos, il arrête en 2001 et reprend le freelance. En collaborant avec des marques de plus grande distribution comme Aigle, La Redoute Burton of London ou Cyrillus, il connait la satisfaction d’habiller un public plus large mais doit se contenter d’une qualité moindre. Cela dit, il n’a jamais fermé la porte à quiconque même si aujourd’hui la boucle est bouclée entre Hermès et Francesco Smalto, où il travaille avec des matières exceptionnelles sans limite de prix. Cette faculté d’adaptation pour réaliser un défi, même lorsque les budgets sont restreints, n’est pas donnée à tous les stylistes qui se comportent souvent comme des divas. Par ailleurs son perfectionnisme, qui est forcément un atout dans son métier, l’amène parfois à être un peu rigide.
Une inclination dès l’enfance
Toutes les femmes de sa famille travaillaient dans le domaine du textile, ses grands-mères, ses tantes, et il a très jeune été attiré par la mode tout en pensant que c’était impossible d’y arriver. Heureusement son père, voyant la qualité des dessins de mode qu’Eric Bergère a commencé à réaliser dès l’âge de 8 ans, l’oriente vers un Bac Industrie de l’habillement : « En regardant la télé durant mon enfance, je trouvais souvent une speakerine, une chanteuse ou une actrice mal habillées, je leur dessinais alors une nouvelle tenue. » Croyant fermement en son fils, il convainc ensuite l’école Esmod de lui faire sauter la première des trois années de formation, dont il sortira 1er ex-æquo avec les suites que l’on connait. Outre le président d’Hermès à ses débuts puis plus tard Inès de la Fressange qui ont décelé son talent et l’ont soutenu, Christian Lacroix, son opposé en termes de style, devenu un ami, a appuyé sa candidature en Italie et au Japon.
Smalto dans sa vie
Chaque semaine, son temps est désormais partagé de moitié entre Paris et la Camargue au milieu de nulle part, où il se sent chez lui loin du monde avec ses livres et ses DVD. Il aime par ailleurs aller nager à la piscine, qui a sur lui un pouvoir relaxant et où après quelques longueurs il voit plus clair dans des idées qui lui paraissaient confuses avant. La musique classique accompagne sa vie au quotidien même lorsqu’il travaille, et avec sa nouvelle équipe il a pour ambition de projeter Smalto dans le futur : « Cette maison de couture était une belle endormie avec une jolie garde-robe qui avait besoin d’être dépoussiérée et renouvelée. »