La passion de l’industrie

Publié le par Michel Monsay

La passion de l’industrie

Cela fait 5 ans qu’elle n’est plus à la tête d’Areva, mais pour beaucoup Anne Lauvergeon symbolise toujours le nucléaire, même si aujourd’hui elle est investie dans près d’une dizaine d’entreprises qui n’ont rien à voir avec ce secteur. L’ancienne proche collaboratrice de François Mitterrand met désormais son expérience et son carnet d’adresse au service de l’innovation.

 

L’innovation est bien au cœur des différentes activités d’Anne Lauvergeon, qui en plus de présider pour l’Etat la commission Innovation 2030, dirige une société de conseil et d’investissement où elle aide des start-up à se développer et des grandes entreprises à innover. Parallèlement, elle est au conseil d’administration de nombreux groupes, le géant minier Rio Tinto, American Express, Suez, Airbus et l’agroindustriel Avril : « Au sein de ce groupe, l’organisation stratégique et la diversification des filières agricoles de l’amont jusqu’à l’aval sont une formidable réussite. Le colza et le tournesol, qui résistent mieux aujourd’hui à la chute des prix mondiaux sur les matières premières, en sont le parfait exemple. L’innovation est une problématique transversale, quel que soit le domaine et la taille de l’entreprise, pour se sortir des difficultés actuelles. N’oublions pas qu’en France nous avons depuis toujours une tradition exceptionnelle de l’innovation. »

Dans la même optique, elle est également présidente du conseil d’administration de Sigfox, l’opérateur des objets connectés à bas coût et de BoostHeat, fabriquant de chaudières à gaz utilisant deux fois moins de gaz. De manière générale, elle ne manque jamais une occasion de mettre en avant ceux qui apportent de réelles nouveautés dans leur domaine tout en étant moins cher.

 

L’attrait du nucléaire

C’est en visitant une centrale nucléaire avec sa classe lorsqu’elle avait dix ans, qu’Anne Lauvergeon a commencé à se passionner pour ce domaine qui suscitait la plupart du temps de nombreuses critiques. Elle a donc voulu comprendre par elle-même, et plus tard en entrant comme ingénieur au Corps des mines, elle fait un stage d’une année dans la sûreté nucléaire et tombe dans la cuve à la manière d’Obélix dans la marmite. Cependant quinze années passent avant qu’elle ne soit nommée en 1999 à la tête de Cogema, où les candidats ne se bousculent pas vu que l’entreprise est accusée de causer des leucémies par son usine de la Hague. Comme elle aime les causes perdues auxquelles elle croit et n’a jamais fait de choix de confort, elle quitte Alcatel, entreprise florissante à l’époque pour partir sauver le nucléaire.

A son arrivée, elle change totalement les pratiques de communication en adoptant la transparence et l’ouverture à la place du secret, en acceptant de discuter avec les opposants et plus globalement en essayant de faire comprendre le nucléaire. Deux ans plus tard, en fusionnant Cogema et Framatome, deux entreprises en déclin mais complémentaires, l’une apportant le combustible et l’autre les réacteurs, elle crée Areva qui va devenir le numéro un mondial du nucléaire : « Alors que nous étions une des grandes forces de la France à l’international, l’Etat n’a pas été stratège du tout en refusant d’investir les trois milliards qui nous manquaient dans le renouvellement des usines en fin de vie. »

 

Grandeur et misère d’Areva

Cela fait cinq ans qu’elle a quitté Areva, et pour l’opinion publique Anne Lauvergeon continue d’incarner le groupe et certains lui reprochent les résultats actuels : « Qu’on juge mon bilan sur les 10 années, où nous avons fait croître le chiffre d’affaires, de 30%, et la rentabilité tout en nous diversifiant dans les réseaux électriques et les énergies renouvelables. Depuis mon départ il y a 5 ans, le chiffre d’affaires d’AREVA a chuté de 54%. Certes il y a eu l’accident de Fukushima, très gros choc pour l’industrie nucléaire, mais sans émettre d’avis sur mes successeurs j’aurais fait sans nul doute un certain nombre de choses très différemment. »

Surnommée « Atomic Anne » aux Etats-Unis où elle était très appréciée et considérée comme l’une des femmes les plus puissantes du monde, elle a toujours souffert davantage en France, notamment d’être une femme. Par contre à l’international, où tellement peu de femmes arrivent à ce niveau de responsabilités, elle se faisait facilement repérer ou était une attraction dans certains pays et transformait cette situation en avantage commercial.

A propos des critiques dont elle fait l’objet, elle explique : « L’acquisition d’Uramin au premier semestre 2007 ne s’est pas faite au bon moment, personne ne pouvait prévoir la crise des subprimes derrière, puis Fukushima. Tout le monde commet des erreurs mais globalement je pense qu’elles ont été principalement commises par l’Etat, qui n’a pas assez défendu un de ces fleurons industriels. D’ailleurs, aujourd’hui encore Areva a dû attendre plus d’un an pour sa recapitalisation et pendant ce temps le groupe perd des clients. »

Dans la relation très tendue entre Anne Lauvergeon et Henri Proglio, le patron d’EDF, le Président Sarkozy a donné raison à ce dernier et n’a pas reconduit la présidente d’Areva dans ses fonctions en 2011.

 

Un chemin particulier jusqu’à l’Elysée

Après avoir suivi la voie de l’élitisme républicain en passant par des grandes écoles, c’est à force de travail, de courage et de sens collectif en privilégiant l’équipe au pouvoir personnel qu’Anne Lauvergeon a tracé son parcours. Son enfance orléanaise se bâtit sur des principes mais aussi des libertés, notamment celle de penser qui est profondément ancrée dans la personnalité de cette femme dont la franchise est bien connue. Passionnée d’histoire et surtout d’archéologie, elle envisage d’en faire son métier avant que son père ne l’en dissuade. Finalement elle choisit la physique, après avoir eu 8 sur 20 au Bac, grâce à son prof en Maths-Sup qui lui fait aimer cette matière. Elle intègre l’Ecole Normale supérieure et obtient l’agrégation de physique, puis étant attirée par l’industrie elle s’oriente vers le Corps des mines d’où elle ressort ingénieur et commence sa carrière.

Quelques années plus tard, son CV atterrit à l’Elysée en février 1990 à propos d’un poste de chargé de mission pour l’économie internationale et le commerce extérieur. Sa différence plaît, elle n’est pas énarque, plutôt directe et va rapidement gravir les échelons pour devenir secrétaire générale adjointe de la Présidence. La charge de travail ne lui faisant pas peur, elle cumule même les fonctions en étant sherpa du Président et côtoie les grands de ce monde lors des sommets internationaux qui lui laissent des souvenirs impérissables.

 

Aux côtés de François Mitterrand

Après l’avoir beaucoup testée en lui demandant son avis sur des dossiers qui ne sont pas dans son domaine, ce qui forcément fait jaser, François Mitterrand lui accorde pleinement sa confiance. Un des meilleurs exemples se situe en 1992 lors d’une réunion à l’Elysée sur la PAC, où après avoir donné la parole aux ministres puis au Premier Ministre, le Président la donne à Anne Lauvergeon, chose totalement hors normes. Alors que tous disent qu’il est urgent d’attendre, elle prend position pour mettre en œuvre la réforme de la PAC avant les négociations du GATT, et François Mitterrand conclut en lui donnant raison. « A ses côtés, j’ai appris le sens du tragique. Si on oublie que l’Histoire est tragique on passe à côté des choses. Le sens du temps avec des accélérations foudroyantes et des moments de réflexion pour laisser mûrir un sujet. Enfin, ne jamais oublier les fondamentaux des pays et des gens pour bouger ce qui est possible tout en gardant les valeurs. »

Leur proche collaboration se transforme en amitié qui durera jusqu’au bout de la maladie, avec ce dernier appel de François Mitterrand pour lui demander : « Venez, je suis dans le trente-sixième dessous, il n’avait jamais utilisé cette expression. Son médecin m’a empêché d’entrer et je regrette encore aujourd’hui de ne pas avoir forcé la porte. »

 

Libre et clairvoyante

A 56 ans, elle continue son petit bonhomme de chemin en toute indépendance, comme elle l’a fait tout au long de sa carrière en s’appliquant à exercer ses fonctions librement quel que soit le contexte et la pression. Refusant régulièrement des propositions en France comme à l’étranger qui pourraient paraître alléchantes pour bon nombre de ses collègues naviguant dans les hautes sphères, cette femme au dynamisme chevillé au corps et au rire sans retenue est restée lucide sur la précarité du pouvoir : « Je me suis toujours sentie locataire tout en étant dédiée totalement dans ce que j’entreprenais mais en sachant paradoxalement que c’était éphémère. »

Publié dans Portraits

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